Les économistes modernes ont pris pour habitude d'user de concepts, d'idées, qui bien souvent sont utilisés en dehors des contraintes de raisonnement qui leur ont donné naissance. Les économistes ne sont bien évidemment pas les seuls à user d'outils intellectuels hors de leur contexte de validité scientifique à l'image des usages abusifs des statistiques dans les sondages. Dans le cadre de l'analyse économique, il y a des concepts qui sont régulièrement utilisés et qui pourtant peuvent clairement porter à confusion. L'on parle ainsi régulièrement du caractère discutable du PIB comme moyen de mesurer la richesse d'un pays. Est-ce que l'accroissement du PIB traduit vraiment l'accroissement de la richesse nationale ? On peut citer la célèbre hypothèse de Jean Claude Michéa qui traduit ainsi ce raisonnement en déclarant que les délinquants participent à la création de richesse puisque leur activité de destruction permet de faire fonctionner la vente de véhicules neufs. Todd avait lui-même fait ce type de raisonnement en comparant le Japon et les USA dans son livre « L'illusion économique » où il décrivait la surdélinquance américaine comme un moteur du PIB. Les Japonais trop sages n’embauchant guère de policier faute de voleurs et de délinquants en nombre suffisant.
On pourrait également rajouter ici que tout ce qui n'est pas monétisé n'est pas nécessairement sans valeur. L'air que nous respirons est gratuit, c'est pourtant la chose la plus précieuse sur cette terre puisque sans lui nous mourrions. Il n'a pourtant aucune valeur marchande, mais il a une valeur d'usage infinie. On pourrait même avancer avec Rousseau que c'est l'obsession pour les choses qui ont le plus de valeurs marchandes qui finissent par aveugler les nations sur ce qui fait leur réelle prospérité. L'on voit donc ici très bien que la mesure de la richesse est en soit un exercice périlleux qui n'est pas vraiment de l'ordre de la science tant elle peut dépendre du point de vue duquel on se place. L'amour, l’amitié, la solidarité familiale, la curiosité, l'éducation sont autant de choses qui n'ont pas de valeur marchande et qui pourtant façonne notre économie.
Productivité physique versus productivité monétaire
Lorsque l'on manipule un concept, il faut en connaître les limites. Je m’attellerai ici à parler de la notion de productivité et à la façon dont les économistes l'utilisent. Pour les économistes la productivité du travail est devenue un concept métrique essentiel. Il est censé expliquer les évolutions des nations modernes depuis l'avènement du charbon, tout comme il est censé expliquer les différences commerciales entre nations. Mais il faut bien comprendre que l'usage qui est fait du terme productivité a changé au cours du temps et que lorsque les économistes d'aujourd'hui parlent de productivité ils ne parlent pas nécessairement de la même productivité que ceux de l'époque de Keynes ou de Jean Fourastié. Et ce changement de nature tient à l'usage même qu'ils font des outils de mesure de la richesse qui ont été transfigurés par l'ouverture commerciale des frontières. À l'origine la productivité est un concept issu du monde industriel. L'on peut raisonnablement faire un calcul de productivité dans une usine en se demandant ce que chaque ouvrier produit dans un laps de temps déterminé. C'est Henri Ford qui a largement démocratisé cette façon de voir la production.
De là peut naitre une mesure de productivité physique. Un ouvrier va par exemple mettre tant de par-choc sur une voiture par heure. De la même manière calculera-t-on la quantité de voitures qu'une usine produira par heure. L'on divisera le nombre de voitures totales produites par le nombre d'heures travaillées pour en conclure la productivité horaire moyenne de chaque salarié. L'on peut même ici inclure le travail non directement productif des services puisqu'ils permettent à l'usine de fonctionner. Mélanger des travaux industriels et des services dans ce concept paraît donc tout à fait acceptable. De là les économistes se sont donc dit avec leur nouvel outil le PIB que si l'on découpait ce PIB par le nombre de travailleurs nous aurions une idée assez vraisemblable de la productivité moyenne des travailleurs du pays. Passant outre l'extrême spécialisation de la population nous aurions un outil qui décrit assez bien l'évolution de la productivité totale du pays.
Le problème c'est que ce raisonnement est en grande partie déformé par l'intervention de la mesure monétaire. En effet, la question de la validité du PIB/habitant ou par heure travaillée comme mesure de la productivité va incontestablement se voir déformer par les rapports de force sociaux, géopolitique et autres qui vont intervenir dans les évolutions des monnaies. J'ai longuement parlé sur ce blog du rôle du dollar par exemple comme déformateur de l'économie mondiale. Si la logique de l'évolution de la productivité par la mesure du PIB avait un sens à une époque où les nations vivaient essentiellement sur leur propre production. Peut-on dire qu'il en est de même aujourd'hui ? Que doit ainsi à la Chine la productivité monétaire américaine ? Peut-on dire d'un pays qu'il a une productivité croissante parce que la productivité apparente mesurée par l'évolution du PIB par habitant est croissante? Et cela alors même que les déficits commerciaux s'aggravent ? Un déficit commercial peut-il apparaître dans un pays où la productivité augmente ? N'est-ce pas paradoxal que de voir des importations massives dans des pays si productifs ?
Poser la question c'est en partie y répondre. En internationalisant le commerce, nos pays ont déformé la formation de valeur. Ils ont en quelque sorte déconnecté l'évolution monétaire de l'évolution de l'économie réelle. Je ne parle pas ici de l'évolution de la bourse qui n'a plus aucun rapport avec l'économie réelle, il en a d'ailleurs toujours été ainsi. La bourse n'est qu'un casino géant qui dépend des anticipations des acteurs sur ce que ces derniers croient être le comportement des autres acteurs. Le fait de pouvoir importer du travail moins cher a déformé l'idée que nous nous faisons de la productivité. Cela a disloqué le lien entre l'évolution de la productivité physique et la productivité monétaire. Pour donner un exemple simple. Un pays qui a une usine d'une certaine productivité physique va voir sa productivité monétaire augmenter si cette même usine est expatriée dans un pays à salaire moins élevé. Et qu'ensuite les produits sont importés. D'un point de vue physique l'usine est identique. La productivité physique totale est donc identique, il n'y a pas d'augmentation globale de la productivité réelle. Par contre d'un point de vue monétaire tout se passe comme si la productivité avait augmenté. Ce que cache cette productivité apparente est en fait un rapport de force sociale, politique et monétaire. Une grande part de la croissance de la productivité des pays occidentaux est ainsi le fruit d'une déformation de la création de valeur. L'on croit que la productivité a cru alors qu'on a juste dévalorisé le coût du travail par l'expatriation des moyens de production. Il n'y a nulle croissance de la productivité. C’est juste une tricherie comptable.
La productivité française et la disparité territoriale
Dès lors qu'on a compris cette disparité entre la productivité physique et la productivité apparente, l'on conçoit mieux pourquoi des pays avec une productivité apparente croissante se retrouvent avec des déficits commerciaux. C'est que la productivité des usines délocalisées se retrouve dans le calcul comptable de la croissance du PIB des pays déficitaires. Ainsi lorsque vous importez des produits chinois vous importez aussi la productivité de l'usine qui les a produits. À travers cet achat vous allez créer des emplois de services qui vont tour à tour gonfler le PIB. Mais il restera la trace de cette réalité dans les déséquilibres commerciaux.
Un exemple simple de cette réalité peut être donné avec l'économie française. Il se trouve que le magazine Challenges a mis en ligne une carte des balances commerciales des biens par région française extrêmement intéressante. L'on peut y voir une forte disparité en fonction des régions. Mais étonnamment, les régions les plus déficitaires sont celles qui sont présentées généralement comme les régions les plus riches et les plus productives. La région Parisienne et Provence-Alpes-Cote d'Azur font ici pourtant figure de lanternes rouges. L'on présente pourtant l'île de France comme la dernière région dynamique ce qui est vrai en matière d'emploi. On pourrait se référer ici aux propos récurent du géographe Christophe Guilluy. Ils nous présentent les grandes métropoles comme bien incluses dans la mondialisation. Contrairement aux autres régions en déclins qui se désindustrialisent. Il faudrait ici bien sûr définir la notion de dynamisme. Tout porte à croire que la situation parisienne ne pourra pas durer bien longtemps. La carte commerciale nous dit que la région parisienne est dans un état catastrophique de dépendance à l'extérieur. C'est bien simple le déficit commercial français étant de 61 milliards d'euros. Si vous enlevez la région parisienne et Provence-Alpes-Cote d'Azur, le pays est en excédent. On peut dès lors en comparant la carte du PIB/habitant et celle des déséquilibres commerciaux, se demander si Paris est productive, ou simplement spoliatrice des richesses du pays.
Nous voyons donc ici un effet de la déformation liée à la mondialisation du commerce. La productivité élevée de la région parisienne est essentiellement illusoire. Elle est le fruit d'importations massives qui se traduisent par le déficit de la balance commerciale de la région. L'on peut d'ailleurs ici se demander si la région parisienne ne sera pas la principale victime d'un réajustement de la balance commerciale française. On voit que la notion de productivité est à prendre avec des pincettes. Et que l'usage de certains termes peut donner une image déformée de la réalité.