Mon titre étrange résume à mon sens parfaitement la contradiction du système économique occidentale actuelle. Le fait est que ce que les objecteurs du libre marché oublient sans cesse c'est que l'action individuelle des entreprises est d'abord subordonnée à l'anticipation que ces mêmes entreprises font de l'avenir du marché et de la société en général. L'idée saugrenue d'une autorégulation de l'économie est ainsi battue en brèche par l'intuition simple que nous agissons d'abord en rapport à notre environnement. C'est vrai pour les animaux, les plantes, les hommes, et bien évidemment les entreprises. Les actions individuelles ne sont ainsi jamais réellement individuelles puisqu'en quelque sorte elles dépendent les unes des autres. Cela crée un système d’interaction complexe qui ne converge pas naturellement vers le plus grand bien-être général, mais vers un équilibre instable qui peut vaciller à tout moment autour d'une moyenne économique pas forcement très enviable. Le système économique libre et sans entraves est par nature chaotique. Il n'est ni bon ni mauvais, il est juste irrationnel et imprévisible dans ses évolutions.
Les états et les puissances publiques dans le passé n'ont pas mis sous les verrous la finance, les banques et le commerce pour des questions idéologiques, ou par amour du centralisme. De Gaule qui avait mis la finance sous clef et qui n'avait guère d'appétence pour le milieu boursier n'était pas vraiment un communiste. Le marché a été mis sous tutelle après guerre parce que les vivants d'alors avaient en leur mémoire les tristes effets du libre marché et de la finance globalisée qui avait concouru à la crise de 29 et par ricochet à la Seconde Guerre mondiale. Il fallait donner du sens à l'orientation économique. Il fallait maintenir des équilibres qui n'étaient pas possible d'obtenir par le simple jeu de la concurrence libre, et le plus souvent faussée. La situation de sous-investissement actuelle en Europe n'est pas le fruit du hasard, mais bien le résultat à long terme de la dérégulation économique qui tenait lieu de politique publique dans les années 70-80. À force de ne plus investir sur son sol l'occident se retrouve aujourd'hui dépourvu d'entreprise et d'hommes aptes à le faire avancer. Son élite vivant de sa rente en important des masses d'objets que nos pays ne savent plus fabriquer. Aucune nation ne s'est jamais enrichie en achetant aujourd'hui ce qu'elle faisait elle même hier. Tout juste, cette situation permet-elle à quelques groupes sociaux minoritaires de sortir enrichis pendant que la masse de la population s'appauvrit. L'Europe actuelle ressemble à l'ancien Empire ottoman en fin de vie, lui aussi a préféré au 19e siècle échanger ses industries et ses artisans contre un enrichissement commercial temporaire. Cela lui a couté la vie quelques décennies plus tard.
L'Europe en panne d'investissement
C'est sur le blog de Jacques Sapir que l'on trouve des chiffres très intéressants sur le désastre grec. Des chiffres qui comme d'habitude infirment par l'absurde l'efficience de mesure d’austérité sur l'économie des pays en crise. Et que l'on ne parle pas de faire des économies aujourd'hui pour rebondir demain, car on voit mal comment un pays qui connaît un effondrement de ses investissements productifs, seul à même d'hypothétiquement relancer la machine économique, peut préparer l'avenir. La Grèce est doublement punie. L’effondrement des salaires ne la rend pas suffisamment compétitive pour concurrencer l’Europe de l'Est ou l'Asie. Et dans le même temps, l'effondrement de la demande induite par ces politiques a produit un effondrement de l'investissement productif ce qui se mesure dans l'évolution de la formation brut du capital. Disons-le tout net. Les entreprises n'investissent que si elles pensent que cet investissement est nécessaire. À quoi bon accroître les capacités de production, si la demande que l'on prévoit est en baisse ? Le FMI et la BCE redécouvrent ce que Keynes avait démontré depuis longtemps, le lien entre l'investissement et la demande est l'inverse de ce que pense la doxa libérale. C'est la demande qui pousse l'investissement et non l'inverse.
Comment peut-on imaginer un redressement productif avec des investissements qui chutent? : Source le blog de Jacques Sapir
Evolution de l'investissement en Grèce : Source le blog de Jacques Sapir
En dehors de la Grèce, il faut aussi noter la triste situation française que vous pouvez voir sur ces deux graphiques. La FCBF sur les biens d'équipements notamment indique clairement le sous-investissement productif qui frappe notre pays. Plus étonnant, le blog crieusa vient de montrer dans son dernier texte le caractère illusoire de la croissance allemande. Il montre, chiffre à l'appui que l’Allemagne se désindustrialise et perd petit à petit ses capacités productives. C'est notamment la FCBf allemande qui contrairement aux idées reçues stagne, voir recule. Cela confirme l'analyse que Jean Luc Gréau avait faite du capitalisme allemand à savoir qu'effectivement les bons chiffres du commerce extérieur allemand sont complètement trompeurs sur le caractère réel de la force productive allemande. En réalité, l'Allemagne importe la plus-value qu'elle réalise dans les pays de l'Est réinventant au passage une nouvelle forme d'asservissement. Mais le territoire allemand lui se vide de sa substance industrielle hypothéquant ainsi l'avenir. Plus grave, la stratégie allemande est, selon criseusa, consubstantiellement autodestructrice. Le choix du capitalisme allemand est littéralement cannibale. L'Allemagne a un modèle de croissance fondé sur sa propre destruction et celle de ses voisins. Sa croissance étant fondée sur la réduction tendancielle de la demande intérieure et de l'investissement local.
L'Allemagne un géant aux pieds d'argile : source le blog de criseusa
La FBCF de la france n'est même pas revenu au niveau d'avant crise.Le plus inquiétant est l'extrême faiblesse de l'investissement dans les biens d'équipement qui traduit la désindustrialisation accélérée du pays.
Si l'on regarde à plus long terme l'on voit que le sous-investissement est bien le fruit de la vague de libéralisation des années 70. La fin de la préférence communautaire datant de 1974. Source l'INSEE.
Optimisme et investissement
Après ce petit aparté sur la situation de l'investissement en Europe, il faut rappeler quel est le mécanisme qui permet à l'investissement de repartir. L'idéologie, actuellement au pouvoir, ne conçoit l'investissement que comme un mécanisme répondant à un mouvement naturel des marchés. Pour les libéraux, le manque d'investissement ne peut venir que deux sources. La première est que la sphère publique est trop étendue et siphonne en quelque sorte le capital et l'énergie de la population. La lutte contre la fonction publique découle de l'imaginaire libéral qui considère le fonctionnaire comme totalement inutile et la fonction publique comme un gaspillage collectif. Car le privé peut faire mieux et moins cher en tous les cas. Ce raisonnement découle de l'hypothèse de départ du libéralisme qui est que l'homme donne le meilleur de lui même uniquement grâce au moteur de l'intéressement économique. Si vous suivez ce blog depuis longtemps vous savez ce que je pense de cette hypothèse. Il est donc évident en partant de cette hypothèse libérale que le fonctionnaire est inefficace puisque son salaire n'est pas directement le fruit de son labeur. Tous le discours sur la haine de la fonction publique et les discours du comptoir du commerce viennent de là. À ce stade l'on pourrait demander à ceux qui croient en ces fadaises s'ils feraient réellement confiance en un médecin qui ne serait mu que par l'appât du gain. En effet ce dernier aurait-il réellement intérêt à ce que vous soyez en bonne santé?
Bon, la première hypothèse libérale est fausse, mais la suivante est peut-être plus proche de la réalité. Celle-ci découle de l'équilibre naturel entre l'offre et la demande. Si l'investissement est trop faible, c'est probablement parce que le coût de l'offre est trop fort pour que la demande se fasse sur les produits proposés par les entreprises. Dans cette hypothèse, il faut réduire le coût de production pour que l'investissement reprenne et que la croissance reparte. C'est visiblement cette hypothèse qui sous-entend toute la politique dite de l'offre et qui vise à réduire autant que possible le prix des produits locaux. On remarquera cependant que dans ce cadre d'analyse et en supposant que l'on y adhère il existe de nombreuses solutions au problème. Pour réduire le prix des produits locaux, la solution la plus évidente est de réduire les salaires, ou en cassant l'état et en baissant les charges sociales. Cependant, il y a d'autres variables sur lesquelles nos amis libéraux pourraient pourtant jouer. Par exemple en réduisant la part de revenu de la finance à travers la réduction des dividendes pour les actionnaires. Une solution qui a l'avantage de ne pas comprimer la demande locale. On pourrait rajouter le fait que le protectionnisme commercial et la dévaluation ont exactement le même effet que les baisses de salaires sans en avoir les conséquences sociales. Mais aucune de ces solutions alternatives n'est jamais proposée. Preuve, s'il y en avait besoin, que ce sont bien les intérêts de la finance et de la rente qui tirent les ficelles de la commission européenne ou de l'état français.
Mais oublions le libéralisme et revenons à la réalité. Il y a d'abord plusieurs problèmes à l'investissement dans nos pays. Le premier est une folie de la rente capitaliste qui réclame des rendements de plus en plus délirants et qui rend des activités même très rentables non intéressantes. Pour rétablir l'investissement dans des secteurs peu propice à la profitabilité il nous faudra un jour ou l'autre rétablir la main mise de l'état sur les banques et produire du crédit à coût nul pour ce type d'activité. Car ce n'est pas parce qu'une activité a une faible rentabilité qu'elle est inutile. Ne tombons pas dans le piège de l'utilitarisme délirant des libéraux. L'agriculture est bien plus essentielle que l'industrie des semi-conducteurs elle est pourtant bien moins profitable. Ensuite, il faut bel et bien rompre avec l'idée que nous aurions besoin de capital. L'on présente souvent le capital comme un truc qui circule et que personne en particulier ne contrôle. Une ressource rare et précieuse qu'il nous faudrait apprendre à extraire avec l'aide de nos bons docteurs libéraux. Il faut attirer le capital étranger pour qu'ils investissent. Pour cela, cassons le Code du travail, privatisons l'éducation, euthanasions les vieux, etc.. Tout est bon pour attirer le capital si rare et si précieux. Cette vision du capital étonnait déjà Keynes qui y voyait une réminiscence de la société agricole fondée sur la rente terrienne. Les libéraux et la population considérant le capital financier comme le capital terrien et agricole. Sauf que cela n'a rien à voir. Si la terre est rare, le capital il se fabrique. Et que l'on ne sorte pas l'argument de l'hyperinflation. Car avec l'avalanche délirante de produits financiers et d'émission monétaire actuelle, le loup inflationniste met pourtant bien du temps à se montrer. L'émission monétaire publique permettra de se passer de la bourse et des produits dérivés et je crois que l'on ne s'en portera que mieux.
Les entreprises n'investissent que lorsqu'elles n'ont pas d'autres choix
Ensuite il faut rendre rentable un investissement en France. Là on en revient à la question monétaire et au libre-échange. À l'heure actuelle, la différence du coût du travail interdit l'investissement productif dans notre pays. Mais il faut bien se rendre compte de l'écart salarial phénoménal qu'il y a entre nos vieilles nations et les nouvelles puissances industrielles . Un écart qui s'ajoute au fait que les puissances agressives d’Asie utilisent abondamment leur monnaie pour tailler nos industries en pièces. Les politiques de baisse des charges sont en ce sens complètement à côté de la plaque puisqu'elles ne sont absolument pas à l'échelle du problème. Dans le meilleur des cas, nous diviserions par deux le coût du travail local et cela en ignorant le coût qu'engendre la privatisation des services publics qui accompagnerait inéluctablement la baisse des charges. Les USA nous montrent par exemple l'inefficacité spectaculaire d’un système de santé privé. Les entreprises US doivent dépenser bien plus d'argent au final que les entreprises françaises pour la santé de leurs salariés et cela pour une efficacité largement inférieure. La suppression des charges sociales ne produira aucun effet positif en France parce que les entreprises savent bien que le coût de l'importation du travail asiatique restera, même dans ce cadre, largement inférieur. Paradoxalement, il est probable que les baisses de charge accélèrent en fait la baisse de l'investissement puisque les économies réalisées grâce à ces baisses de charge permettent aux entreprises de délocaliser plus vite.
Pour réorienter l'investissement en France, il faut avant tout faire en sorte que les entreprises n'aient pas d'autre choix que de le faire. Tout d'abord en rendant les importations non compétitives en jouant sur la dévaluation, les quotas et les droits de douane. Ces politiques devront être à la mesure du problème. Ensuite en redonnant à la demande un vrai dynamisme, car comme je l'ai dit précédemment ce n'est pas l'investissement qui crée la demande, mais le contraire. Étrangement et contrairement aux idées actuellement très en vogue, relancer les salaires en France ne refera pas reculer l'investissement bien au contraire. En anticipant une demande en hausse et en bloquant les possibilités de faire appel à l'étranger pour produire nos entreprises seront beaucoup plus en clin à investir dans notre pays. On l'a bien vue dans la courte période 1998-2000, il a suffi d'une dévaluation et d'un retour à l'anticipation positive pour que l'investissement reparte fortement pendant quelque temps. Bien payer les salariés ce n'est pas amoindrir l'investissement, c'est bien au contraire le favoriser. Il faut sortir de l'idée absurde qui conduit à penser le dynamisme économique comme contraire au bien-être de la population.