La société actuelle est pétrie de l'idée de raison, de science, et d'avancées techniques. Elle est persuadée d'être gouvernée par la raison et la sagesse de la science et de la pensée rationnelle. C'est ainsi que la plupart de nos concitoyens imaginent leur société et leur propre comportement. Notre régime politique lui-même, la démocratie se prévalant de l'idée de raison et de choix fondé sur la confrontation rationnelle d'argument et de preuves. Nous allons dans l'espace, nous utilisons des ordinateurs. Notre environnement toujours plus technique donne ainsi à penser qu'effectivement la raison a triomphé et l'irrationnel a disparu. Et pourtant l'on voit se multiplier un peu partout en occident des mouvements et des comportements bien loin de l'image de l'homme rationnel que les penseurs des lumières ont vue pour l'avenir de l'humanité. Sans parler de la multiplication des sectes, du retour des croyances irrationnelles traditionnelles. L'on voit même nos élites s'enfermer dans des dogmes qui n'ont rien à envier à la sainte Bible. Comment en effet décrire autrement qu'en terme de croyance la construction européenne, l'euro ou le libéralisme ? Et que dire de l'astrologie, du feng shui, des psychologues de salon ou de la mode du coaching ?
L'impossibilité du dialogue et l'obstination dans la répétition d'actions erronée et dénuée de toute preuve matérielle devraient pourtant, si nous étions vraiment rationnelles, invalider toute forme de politique. Aussi logique en apparence soit-elle. Et pourtant rien ne change en politique comme ailleurs ? Jacques Ellul nous avait pourtant prévenus. L’homme rationnel libre et raisonné ne concerne qu'une microminorité. La société dite rationnelle a en faite remplacé les anciennes croyances par une multiplication de nouvelle toutes plus farfelues les unes que les autres. Des croyances nouvelles qui, une fois installées, auront bien du mal à être délogées, même par les plus brillants des rationalistes. Il ne s'agit pas ici de discourir sur le caractère bon ou mauvais de ces croyances nouvelles, mais plutôt d'en discerner les effets calamiteux pour notre société. Et ainsi de mieux comprendre pourquoi nous avons autant de mal à sortir du cadre économique dans lequel notre pauvre s'est enfermée.
Le retour de la métaphysique pure
Deux textes récents ont inspiré mon présent texte. Le premier le plus court c'est un extrait d'une discussion entre Emmanuel Todd et Pascal Boniface que j'ai lu sur le site de Bertrand Du Gai Declin. Boniface demande à Todd ce qu'il pense de l'acceptation du mensonge chez les intellectuels français. UN fait qui est une évidence lorsque l'on voit que des hommes comme Attali, Minc et beaucoup d'autres continuent à faire la une des médias malgré leurs incroyables échecs intellectuels. Le fait, d'ailleurs, que le libéralisme économique ne soit toujours pas mis en cause malgré la crise est une incroyable preuve du caractère peu scientifique de l'économie vue à la télévision. Et Todd à une réponse assez incroyable à opposer à cela, il parle en effet d'un délitement de la honte du mensonge. Une baisse de sérieux qui serait imputable selon lui aux changements de mœurs produit par mai 68. Là où l'Ancien Monde d'origine chrétienne craignait la honte de l'erreur et du mensonge, le nouveau n'aurait plus aucun tabou à ce sujet. Un changement de mentalité qui rendrait en quelque sorte la vertu caduque.
Le plus étrange dans la réaction de Todd c'est le caractère bénin qu'il donne à ce phénomène alors qu'il est pour moi d'une gravité extrême. Comment en effet un scientifique peut-il traiter avec autant d'indulgence une orientation du comportement culturel qui signerait simplement la mort de la pensée scientifique ? Comment faire de la science sans la rigueur qui tient lieu d'aiguillon et qui permet de juger le vrai du faux par le jugement intraitable du fait quantifiable. Où irait donc la physique ou la biologie si par intérêt les scientifiques s'amusaient à changer les données qu'il mesure au grès de leurs envies pour valider des théories fausses, mais lucratives pour eux même ? On voit ici d'ailleurs que l'esprit de l'homoéconomicus est en contradiction complète avec la pensée scientifique. Puisque l'homoéconmicus libéral n'a comme seule orientation de ses actions que son intérêt économique . Si mentir sur des données scientifiques lui permet de faire du profit alors selon le raisonnement libéral, l'homoéconomicus mentira. Heureusement, tous les scientifiques ne sont pas encore empoisonnés par le virus de l'utilitarisme éconocentrique. Objectivement ce que décrit Todd avec tant de légèreté n'est rien d'autre qu'une dégénérescence extrêmement grave. Un phénomène susceptible de mettre simplement fin à la société telle que nous la connaissons. C'est d'ailleurs un phénomène qui nourrit le second que je décris par la suite.
Le deuxième texte plus long et tout aussi inquiétant est un interview sur Ragemag de Gérald Bronner et qui confirme d'une certaine manière le discours précédent, mais en étant plus généraliste. Et s'attachant à décrire les phénomènes de retour à l'esprit religieux qui caractérise les modernes. Il dit très justement que les individus modernes ont des croyances moins fortes, mais également moins cohérentes que les anciens. Les individus modernes ayant été influencés par l'esprit de doute lié à la raison, ils croient moyennement à leurs nouvelles religions. Et pour être en quelque sorte plus sûrs de ne pas se tromper, ils mélangent différents types de croyances parfois contradictoires pour former une explication du monde qui leur est propre. Ce manque de cohérence entraînerait une moindre appétence pour la violence et l’intolérance que ce que l’orthodoxie religieuse classique pouvait produire.
Il poursuit son propos intelligent ainsi :« J’ai travaillé en immersion dans une secte pendant un an : les gens qui adhéraient à cette secte n’étaient ni des idiots ni des fous, ni fragiles psychologiquement – ça, c’est l’explication journalistique du phénomène sectaire, voire du phénomène terroriste. Statistiquement, le terroriste qui passe à l’acte n’est pas le pauvre qui manque d’éducation, il a plutôt un niveau d’étude supérieur à la moyenne nationale de son pays et vient de classe moyenne voire supérieure. » C'est un phénomène que l'on connaissait notamment lorsque l'on s'intéresse au terrorisme islamiste qui est plus souvent le fruit de personne d'un bon niveau d'éducation que le contraire. Cela confirme également qu'il va enfin falloir réapprendre à distinguer le savoir de la sagesse. Avoir des connaissances ne fait pas de vous un sage, rappelons que la plupart des dirigeants nazis avaient un très haut niveau de formation. Et que l'Allemagne de l'époque qui est réellement devenue folle était le pays au niveau scolaire et scientifique le plus élevé de la planète.
Bronner continue son propos et s'attaque très justement au nihilisme actuel qui découlerait selon lui de l'enseignement excessif du doute. La multiplication des croyances complotistes que l'on voit fleurir sur le Web à l'image du succès d'Alain Soral découlerait de l’incapacité des individus modernes et éduqués à faire confiance. Si le doute est nécessaire, il n'est en effet pas suffisant pour construire une analyse. Or il est impossible pour un être humain d'être spécialiste en tout, de sorte qu'à un moment donné il faut savoir faire confiance. Si l'on se met à douter de tout, tout le temps plus rien n’est possible et l'on tombe dans le nihilisme. L'auteur met ici le doigt sur quelque chose d'important à mon sens et qui caractérise la phase actuelle de notre société. Cela explique notamment pourquoi il est si facile de critiquer le pouvoir, les Français n'hésitant pas à rejeter leurs dirigeants respectifs. De la même manière, les citoyens français sont prêts à rejeter complètement l'information officielle. Mais en même temps cela explique pourquoi il est si difficile pour d'autres personnalités et parti politiques à l'image de Dupont Aignan et de son mouvement de convaincre la population. Celle-ci ne rejette pas les dirigeants parce qu'elle comprend les problématiques économiques, mais parce qu'elle amalgame globalement les spécialistes et les politiques dans un tout à rejeter. Il sera bien difficile de rompre ce nihilisme, je le crains. C'est le fameux tous pourris. On pourrait se demander en ce sens si finalement le FN n'est pas l'expression politique de ce nihilisme, plus qu'un parti qui représenterait une prise de conscience populaire des problèmes macroéconomiques liés à l'euro ou au libre-échange, il serait le parti de la paranoïa collective. D'ailleurs, les propos de Bronner expliquent eux aussi pourquoi les Français peuvent à la fois vouloir le protectionnisme et en même temps continuer à vouloir garder l'euro. Là où l'explication sociologique et marxiste est impuissante, le doute excessif de la population s'avère être une explication plus pertinente.
Tout aussi intéressant est son propos sur le rejet des scientifiques qui est perceptible à travers la haine irrationnelle du nucléaire ou d'autres technologies.
« Plus inquiétant, il y a une défiance vis-à-vis de l’expertise scientifique. Sur certains sujets, pas sur tous ! D’ailleurs, plus nos concitoyens ont l’impression de savoir, plus ils se méfient de la parole de l’expert. Sur les neurosciences par exemple, ils déclarent ne pas savoir grand chose, donc ils ont confiance. En revanche, sur d’autres sujets où ils ont l’impression de savoir – OGM, nucléaire –, sur lesquels on a un déluge d’informations contradictoires, ils se méfient beaucoup. En 2005, 49 % de nos concitoyens déclaraient que vivre à côté d’une antenne-relais était cancérigène, contrairement à l’orthodoxie de la science qui n’a jamais démontré cela. En 2010 : 69 %. Un bond de 20 points. Il se passe quelque chose. »
À cela d'ailleurs, l'auteur rajoute que l'on est plus méfiant lorsque l'on est un peu instruit que lorsque l'on ne l'est pas du tout. C'est quelque chose que René Descartes avait lui même en son temps signalé . À savoir que les hommes les plus dangereux dans une société ne sont pas les ignorants qui du fait de leur ignorance font confiance, mais bien les demi-savants qui croient savoir. Et comme disait Pascal : « Le monde juge bien des choses, car il est dans l'ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l'homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils étaient partis ; mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre deux, qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien. ».
La croyance est un mal nécessaire.
Cependant, la croyance reste quelque chose d'indispensable à la pensée humaine. Nous sommes tous persuadés de choses qui sont fausses, mais qui comblent en fait l'image que nous nous faisons de la société et de la vie en générale. Comme il nous est impossible par nous même d'atteindre une connaissance infinie, seule manière qu'il y aurait pour être parfaitement rationnel. Nous sommes obligés de nous fier à des connaissances externes, et à des croyances collectives parfois fondées, parfois non. Le problème c'est que la multiplication des croyances incohérentes va rendre de plus en plus difficile la gestion collective de nos sociétés. Là où la république, la nation, ou le christianisme donnaient une cohérence collective, les croyances modernes divisent en d'infinies chapelles les mœurs et la population. Comme je l'ai dit souvent on voit bien que nous sommes dirigés aujourd'hui par des croyances collectives extrêmement dommageables pour la société française. Le libéralisme lui-même, parce qu'il prend l'apparence de la raison, s'est établi en fait comme une religion, de la même manière que le marxisme autrefois. En un sens l'euro, l'UE ou la mondialisation sont véritablement les fruits de ce retour de l'irrationnel dans la vie quotidienne de nos concitoyens. Loin d'avoir libéré l'homme de ses emprises, la chute des croyances traditionnelles l'a enfermé dans des cadres encore plus dangereux pour sa survie à long terme.
Plus grave, toute façon nouvelle d'analyser ou de voir le monde peut ainsi passer du statut d'hypothèse scientifique ou intellectuelle à celui de religion dogmatique. Les climatologues eux-mêmes en sont prisonniers, il est ainsi bien difficile aujourd'hui de convaincre la population que la température globale de la planète stagne depuis 1998 contrairement aux affirmations des idéologues du réchauffisme. Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres la raison a été remplacée par la passion et l'irrationnel. Et au-dessus de cela viennent se greffer l’hypocrisie la malhonnêteté et la corruption que décrit Todd. Tout cela me fait de plus en plus penser à l'hypothèse du chaos qui avait été émise par ce bon vieux Isaac Asimov dans ses œuvres de SF. Il définissait le chaos comme le résultat d'un changement trop rapide d'organisation sociologique et technologique. Une rapidité qui rendait les gens fous, et les conduisait à des comportements collectifs irrationnels. Keynes lui-même se méfiait des changements trop rapides, sur le plan sociologique. Il pensait que la société aurait bien du mal à s'adapter à des évolutions trop rapides. Nous détruirions ainsi trop vite les anciennes structures sociales, sans avoir le temps de les remplacer par de nouvelles. Nous vivons peut-être ce phénomène. Il ne reste qu'à espérer que cela ne se terminera pas comme dans les œuvres d'Asimov...