L'affaire Sanofi commence à faire du bruit médiatique avec des réactions plutôt saines pour une fois chez certains députés demandant l'arrêt du rachat par des Américains de l'usine produisant le célèbre Doliprane. Cette affaire n'est en définitive que l'énième conséquence des dérégulations économiques mise en place par nos élites depuis une cinquantaine d'années. L'idée dernière étant que la libre circulation des capitaux et des marchandises ne pourrait que profiter à tous en créant plus de richesse, car la qualité des entreprises augmenterait que la libre concurrence favoriserait les meilleurs à l'échelle mondiale. Ça, c'est ce qui a été vendu aux Français et à une large partie de la population occidentale. On voit d'ailleurs encore sur les plateaux télé les démagogues de cette idéologie apparaître à l'image récemment d'Alain Madelin dont on se demande pourquoi il ne se cache pas au fin fond d'une forêt quand on voit les conséquences dramatiques pour le pays de l'idéologie du monde sans frontières. Au lieu de ça il se permet de donner des conseils pour faire des économies en bradant toujours plus les derniers avoirs de l'état.
Quoiqu'il en soit cette affaire, rappelle que le laissez-faire ne conduit pas mécaniquement au mieux-être général ni à un paradis magnifique dans une société peuplée d'homoéconomicus œuvrant par leur égoïsme à l'intérêt général sans le savoir. Dans le monde réel, il n'y a aucune raison pour que la somme des actions individuelles conduise à un quelconque intérêt général, le contraire serait en fait très étonnant. De plus nous ne vivons pas dans un monde homogène où toute la population mondiale serait soumise aux mêmes contraintes, aux mêmes règles ou aux mêmes fonctionnements sociologiques que les nôtres. Ce faisant si la France est effectivement un pays où l'état n'intervient plus dans l'économie sauf pour éponger les conséquences de son laissez-faire, bon nombre d'états sur la planète ne se gênent pas pour contourner les règles libérales et faire des interventions plus ou moins déguisées. C'est d'autant plus vrai que la globalisation est maintenant moribonde, y compris dans le pays qui l'a imposé à savoir les USA. Ces derniers n'ont pas caché leur protectionnisme depuis quelques années. Et ils n'ont jamais hésité à violer leurs propres principes en soutenant leurs entreprises par des subventions plus ou moins déguisées. Ne parlons pas des marchés publics qui sont réservés aux entreprises américaines contrairement à nous.
Évidemment dans un monde de laissez-faire et de libre-échange c'est les pays qui continuent à faire du protectionnisme et de l'intervention étatique qui s'imposent. Les entreprises ayant un comportement égoïste par nature ne risquent pas de compenser une absence d'action collective de la part de l'état. La France et l'UE font un peu penser aux derniers des Mohicans du libéralisme triomphant des années 70-80. Le reste du monde a compris que cela ne fonctionnait pas, ou alors qu'il fallait tricher à l'image de la Chine qui n'a jamais obéi à ces dogmes, heureusement pour elle d'ailleurs. Mais l'Europe, elle est restée engoncée dans ce cadre qui organise aujourd'hui son propre déclin à vitesse accélérée. Alors que la Chine, les USA et d'autres grands pays n'hésitent plus à défendre leurs industries et leurs intérêts par diverses mesures plus ou moins ouvertement protectionnistes l'UE s'est rigidifiée dans le laissez-faire. En un sens, l'UE, loin de ressembler à l'URSS ou à l'Empire romain sur sa fin, ressemble plutôt à l'Empire ottoman de la fin du 19e siècle. Pour la petite histoire, l'Empire ottoman était la star des économistes libéraux de l'époque parce que l'Empire était largement libre-échangiste. Alors c'était plus par négligence des choses du commerce que par intérêt pour le libéralisme. Mais cette réalité faisait de l'Empire ottoman la grande puissance la plus libérale de l'époque. Vous savez sans doute ce qu'il est advenu de cet empire. Alors qu'il avait une immense base artisanale de production. Son commerce va rapidement être éradiqué par la concurrence occidentale. Si l'Empire avait pris plus soin de son commerce et taxait les importations, il est tout à fait possible que l'histoire ultérieure du Moyen-Orient fût très différente.
Un système n'est gouvernable qu'avec des frontières
Notre affaire du Doliprane nous rappelle donc que l'intérêt des entreprises ou des individus peut entrer en contradiction avec l'intérêt général et qu'il est parfois nécessaire pour la puissance publique de défendre cet intérêt général contre les intérêts particuliers. Il est tout de même stupéfiant qu'avec la crise que nous connaissons déjà en matière de pénurie de médicaments, il n'y ait pas eu de réaction publique pour relocaliser les activités de production. Car en dehors des grands discours, la pratique de nos hauts fonctionnaires reste encore celle du laissez-faire dont nous savons qu'il conduit dans les conditions actuelles du commerce international qu'à la destruction des derniers restes de notre souveraineté nationale. Pour les médicaments de première nécessité, dont ne fait pas vraiment partie le Doliprane qui reste une molécule de confort plus que de soin, il serait aujourd'hui urgent d'organiser une production publique puisque le système privé sous l'influence de la finance et des rendements élevés n'arrive pas à fournir le marché français.
Certains prétendent que cela résulterait des prix trop bas, certes. Mais le problème provient surtout de la financiarisation de notre économie d'un système qui demande des rendements de plus en plus absurdes et déconnectés de l'économie réelle. Il est tout à fait possible de faire des activités rentables de production de médicament en France. Par contre, il est bien difficile de correspondre au niveau de rendement demandé par le système financier actuel, là est le vrai problème. Rappelons que Sanofi a fait exploser ses dividendes pour les actionnaires, elle s'est même parfois endettée pour parvenir à hausser les dividendes, ce qui est une absurdité totale. Et nous rejoignons ici la question de la frontière, de la limite. Une limite aux dividendes versés pour les actionnaires serait peut-être d'intérêt général. En effet, si la frontière commerciale est aujourd'hui d'une importance cruciale pour redresser notre économie et notre industrie, il n'y a pas que ce type de frontière qui soit nécessaire. La limite est ce qui permet de réguler, de contrôler, de rendre compatible des humanités aux intérêts et aux comportements divergeant. Et s'il en est ainsi des rapports entre les peuples, il en va de la même manière des comportements à l'intérieur même des nations. Un exemple tout bête sur la question des activités bancaires. On sait pertinemment que la création de banques universelle est porteuse en soi de graves crises potentielles. Autrefois, les métiers bancaires étaient cloisonnés, avant l'acte unique européen, l'expérience de la crise de 1929 ayant fait comprendre le danger de mélanger les métiers de la banque, en particulier celui des banques de dépôt et des banques commerciale et d'investissement.
La frontière entre ces métiers permettrait une réduction massive des risques que peuvent faire courir les banques d'investissement. Si une banque fait de la spéculation avec des gens pour qui c'est le but, il n'y a pas de problème. Par contre lorsque les banques qui gèrent les immenses dépôts des épargnants, dont beaucoup ne veulent pas gagner plus, mais simplement avoir un dépôt qui ne se dévalue pas, là vous avez un problème. La crise que nous avons connu en 2008 est en grande partie le produit de cette création de banques universelles qui mélangent tous les métiers et qui font courir des risques immenses à nos sociétés. Des risques tellement grands qu'elles peuvent mettre le couteau sous la gorge des dirigeants lorsqu'il y a des crises et faire éponger leurs erreurs par le contribuable comme cela s'est passé entre 2008 et 2010. Une bonne partie de notre dette actuelle est imputable à ce phénomène d'ailleurs. Ici aussi la frontière, la structuration de l'espace d'activité par des limites permet une rationalisation des activités et leur régulation. La séparation des marchés et leurs cloisonnements permettraient un meilleur fonctionnement de ces derniers et éviteraient la propagation de crise générale.
Dernier exemple de l'intérêt des frontières, le secteur du logement. L'un des problèmes massifs en France et en occident c'est l'utilisation du logement non plus comme un lieu que l'on habite, mais comme source de revenus. Aux USA le problème devient même catastrophique puisque la finance maintenant recycle ses avoirs dans l'achat massif de logement. L'habitation devient maintenant un simple outil de spéculation mettant à la rue des millions de gens. Rappelons que le marché n'a de sens que si les personnes qui agissent sur ce marché ont un besoin et une offre qui correspondent à un échange potentiel. Si je veux acheter du blé, c'est pour produire par exemple de la farine. Dans ce cas là l'offre et le prix correspondent à une réalité tangible et observable. Et l'évolution du prix correspond effectivement à un équilibre entre une offre et une demande. Mais si une personne avec beaucoup d'argent obtenu dans un autre domaine achète du blé pour faire grimper le prix en raréfiant la matière première sur le marché, c'est-à-dire en spéculant, alors on n'est plus sur un mécanisme d'offre et de demande. En gros en permettant à n'importe qui d'acheter n'importe quoi n'importe comment vous cassez de facto la mécanique d'offre et de demande que les libéraux prétendent favoriser.
La dérégulation totale ne fait qu'aboutir à des dysfonctionnements massifs des marchés en permettant à la finance, et aux spéculations de déformer la formation des prix à leur profit faisant au passage des dégâts de plus en plus monstrueux dans la société. Dans le cadre du logement une limitation de la possession de logement paraît inéluctable. Que ce soit la limitation de la possession ou la limitation spatiale des usages. Les villes doivent d'abord loger ceux qui y habitent et ceux qui travaillent dans la ville. Une grande partie des absurdités économiques qui nous vivons viennent donc de cette volonté nihiliste de détruire toutes les frontières et tous les mécanismes qui limitaient l'action humaine. Loin d'être un asservissement abominable, la limite, la frontière est au contraire ce qui permet une véritable liberté de chacun et une action politique réellement efficace. Son absence ne fait que soumettre le plus grand nombre à la loi de quelques individus que le système de concentration de richesse produit naturellement.
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Hors sujet Emmanuel Todd vient de faire une longue explication de ses théories sur le site d'Olivier Berruyer. L'interview dure deux heures si cela vous intéresse c'est à cette adresse.