De nombreux économistes soulignent l'écart qui se creuse en termes de croissance entre l'Europe et les USA. Le décrochage européen n'est pas nouveau, il est d'ailleurs concomitant à la mise en place de l'euro même si rares sont les économistes à vouloir l'admettre, du moins chez les économistes médiatiques. Et le décrochage européen n'est pas qu'avec les USA, globalement l'UE est la lanterne rouge de la croissance mondiale depuis plus de vingt ans même si curieusement les médias qui nous vendent l'UE comme un miracle économique n'en parlent guère, et pour cause. Alors nous pourrions tout de suite expliquer ce décrochage par la nature de la monnaie unique. En effet, la zone euro n'est pas une zone monétaire optimale. Si en théorie le capital, le travail et les marchandises sont en libre circulation sur le territoire, il n'y a ni homogénéité fiscale ni homogénéité des salaires et du marché de l'emploi. Les territoires nationaux loin d'être complémentaire sont en compétition permanente pour attirer les capitaux et les productions chez eux.
Cette concurrence salariale, fiscale et normative a entraîné le continent dans une course massive au moins-disant salarial dont les gagnants furent les pays à bas salaire d'un côté, et les paradis fiscaux de l'autre. Pour les pays perdant comme la France ou l'Italie les années 2000-2024 furent perdus sur le plan économique ces pays stagnant malgré une forte explosion de l'endettement dans le cas de la France. Rappelons qu'il y a même une étude allemande qui était parue en 2017 et qui avait estimé le coût des pertes de la monnaie unique pour la France à près de 60000 euros par français entre 1999 et 2017, c'était pire encore pour les Italiens. La situation depuis ne s'est certainement pas arrangée depuis, surtout avec l'arrivé d'Emmanuel Macron qui n'a fait qu'endetter le pays pour rien, tout en aggravant la situation industrielle du pays. On le voit, l'euro par nature a cassé la croissance du continent, et empêche certains pays de s'adapter à la situation économique globale par des variations monétaires. L'euro à lui seul peut expliquer la situation du continent, mais d'autres facteurs s'ajoutent à cela.
Le premier est l'obsession mercantiliste qui touche les élites allemandes et l'ensemble du continent par effet de domination idéologique et politique. Nous avons récemment parlé du mercantilisme. Une politique qui doit être impérativement combattue. Cette obsession de l'accumulation d'excédents commerciaux est en soi problématique, puisque pourvoyeuse de crises chez les pays déficitaires. Contrairement à ce que pensait François Mitterrand, tous les pays du monde ne peuvent pas dégager d'excédent en même temps. Les excédents des uns faisant les déficits des autres, il est bien évident qu'un monde équilibré et sans crise ne peut advenir que si tous les pays du monde équilibrent à peu près leur balance des paiements sur une certaine période. Or il y a eu un grand changement avec l'arrivée de l'euro en 1999, l'UE et la zone euro sont petit à petit devenues des zones d'excédent commercial. L'euro qui a favorisé l'économie allemande a aussi comme caractéristique d'être sous-évalué pour l'économie allemande permettant à ce pays d'accumuler des excédents énormes. En temps normal le deutsche mark se serait réévalué par rapport au dollar et aux autres monnaies du monde. Mais l'euro étant une monnaie partagée par l'ensemble de la zone euro, les autres pays, moins performant sur le plan commercial, ont tiré l'euro vers le bas en quelque sorte.
Le résultat fut cette étrange situation qui a fait de l'une des plus grosses zones économiques de la planète une zone mécaniquement excédentaire vivant en dessous du niveau de vie qu'elle pourrait avoir en réalité depuis 20 ans au moins. La zone euro a en quelque sorte plombé l'économie mondiale en s'acharnant à vouloir accumuler des excédents. Mais le plus grave c'est que tout ceci n'est pas le produit d'une véritable politique, c'est la nature même de la construction européenne qui conduit cette structure à ce comportement malthusien. Ajoutons à l'euro l'obsession pour les équilibres budgétaires même en cas de récession. En effet alors que l'UE est à nouveau en marche vers la dépression, les autorités européennes multiplient les remontrances à l’égard des quelques pays qui dépassent les limites des 3% . Rappelons que cette limite des 3% fut un choix totalement arbitraire pris à l'époque pour faire plaisir aux Allemands et les inciter à faire la monnaie unique. On ne rappellera jamais assez le caractère totalement fantaisiste et irrationnel de la construction européenne. À l'heure actuelle si l'UE était gérée par des gens compétents et non des bureaucrates engoncés dans leurs croyances ésotériques, la Commission européenne sermonnerait l'Allemagne et l'inciterait à dépenser plus et à consommer plus au lieu de taper sur la France. Comme l'avait très bien vu Keynes, c'est les pays qui accumulent les excédents le problème, pas ceux qui ont trop de déficits. Une Allemagne relançant sa demande intérieure prendrait son rôle de leader au sérieux, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Il y aurait pourtant tant à faire dans ce pays comme un vaste plan de relance de la natalité par des politiques familiales généreuses.
Les USA et la croissance à crédit
L'UE est donc devenue avec l'euro une zone structurellement excédentaire cherchant sa croissance dans la demande extérieure. Elle n'est pas la seule à fonctionner ainsi, la Chine est dans une situation similaire. C'est même pire dans son cas, car les excédents gonflent de plus en plus. Si dans le cas de l'Allemagne on peut y voir l'effet d'une idéologie de l'excédent comme le produit d'une pensée économique erroné, dans le cas de la Chine il s'agit très clairement d'une stratégie de puissance. La Chine utilisant globalement la même approche que l'Empire britannique au 19e siècle. Car les excédents chinois mettent le pays dans une situation de domination financière et commerciale absolue vis-à-vis de leurs débiteurs. Au milieu de cette guerre commercial entre un bloc européen suicidaire et une Chine conquérante, il y a les USA et leur empire du consommateur en dernier ressort comme l'avait dénommé Emmanuel Todd dans son vieux classique « Après l'Empire ». Tout se passe en effet comme si au milieu de cette lutte pour des excédents commerciaux les USA étaient la seule région à s’inquiéter plutôt de la demande globale.
On pourrait ici discuter longuement sur cette vision économique américaine. Les USA ont une vision économique plutôt néolibérale depuis 50 ans, mais ce pays reste profondément marqué par la crise de 1929. Il faut rappeler que pour les USA cette crise fut un événement plus important que les deux guerres mondiales. De leur point de vue la crise de 1929 fut un peu une vision de fin du monde dans un pays qui consacre le matérialisme et l'économie comme des fondamentaux absolus de la nation. L'idée même de se retrouver dans une situation de dépression économique et de chômage massif les terrifie. C'est sans doute cette aversion qui les a poussés à ne jamais aller au bout des délires néolibéraux. En effet depuis les années 70 malgré la domination absolue des idéaux néolibéraux sur la vision économique des élites, les USA n'ont jamais hésité à lutter contre l’affaiblissement de la demande national par les dépenses publiques sous une forme ou sous une autre. Il faut dire aussi que leur statut monétaire les a largement protégés des conséquences en matière d'inflation et de fuite de capitaux en régime de libre circulation des capitaux.
Mais voilà même aux USA les effets des politiques keynésiennes s'estompent avec l'ouverture aux échanges de plus en plus grands. C'est un graphique venant de The Kobeissi Letter qui résume le problème. Le multiplicateur keynésien est désormais inférieur à un. Il faut maintenant pratiquement deux dollars de dette supplémentaires pour fournir un point de PIB en plus. En 1960 un dollar de dette en plus produisait 8 $ de PIB en plus, vous voyez la chute. Ce phénomène est facile à expliquer si l'on comprend que la logique de la relance keynésienne suppose que le marché ainsi régulé produit la majeure partie de ce qui est consommé par le pays. Quand vous faites une dépense supplémentaire, vous nourrissez la consommation et si les consommateurs achètent des produits locaux l'argent circule dans l'économie. C'est la fameuse formule du multiplicateur keynésien K =1/(1-p) p étant la propension à consommer. Évidemment si vos consommateurs préfèrent consommer les produits importés, le multiplicateur baisse. On peut voir d'ailleurs deux trajectoires nationales intéressantes et opposées en ce moment même. D'un côté les USA qui même avec quelques mesures protectionnistes reste un pays qui importe beaucoup et qui voient leur multiplicateur keynésien tomber nettement en dessous de un. Et le l'autre la Russie qui sous les effets des mesures commerciales se retrouvent à devoir produire elle-même tout ce qu'elle consomme se retrouvant avec un multiplicateur keynésien largement au-dessus de un.
Si les USA ont effectivement encore un bon réflexe en matière macroéconomique, ils sont désormais dans une contradiction macroéconomique qui va leur demander de choisir. Ils ne vont plus pouvoir continuer à relancer leur économie sans s’inquiéter pour leur dette extérieure et intérieure gigantesque. Si les plans de relance augmentent moins vite le PIB que la dette, vous avez un problème croissant. Pour l'instant, les USA sembleraient s'orienter vers une politique plus protectionniste, mais c'est encore assez timide, car comme nous l'avons vu, ils cherchent plus à nuire à la Chine qu'à vraiment réindustrialiser. Mais on peut sérieusement se demander à quoi va ressembler à l'avenir l'économie mondiale avec deux gros blocs (l'UE et la Chine) cherchant pour des raisons différentes à accumuler des excédents commerciaux croissants.