Vivons-nous un effondrement de grande ampleur?

Si les comparaisons historiques ne sont pas toujours fondées, chaque période ayant ses propres caractéristiques. Elles permettent tout de même d'appréhender un certain phénomène de fond touchant la nature des sociétés humaines. Et si notre civilisation technologiste semble, de son propre point de vue, bien supérieur aux civilisations qui l'ont précédé, il ne faut pas oublier que chaque civilisation s'est bien souvent perçue elle-même comme très supérieure aux précédentes avant pourtant de périclité et parfois de s'effondrer brutalement. L'on compare ainsi souvent l'occident actuel et en particulier l'Empire américain à celui de Rome. Emmanuel Todd lui-même avait fait ces comparaisons dans « Après l'Empire ». Il faut dire que les empires par nature tissent toujours des relations de dominant dominé avec des vassaux et dans les rapports économiques.

Rome à son apogée a ainsi construit sa propre mondialisation autour de la méditerranée avec un libre-échange interne. C'est très certainement cette mondialisation qui a paradoxalement cassé l'empire à long terme en vidant le Latium de sa base économique, les producteurs locaux étant devenus inutiles. Le panem et circenses fut le produit de cette globalisation antique, il fallait bien occuper les populations locales dont on avait détruit les moyens de subsistance. Le parallèle que l'on peut faire avec la situation en occident et en France en particulier aujourd'hui où l'aide sociale est devenue vitale pour empêcher l'implosion de la société sous les effets de la globalisation est clair comme de l'eau de roche. Mais si la comparaison avec Rome peut sembler tout à fait pertinente pour décrire la situation de l'occident sous l'emprise américaine avec le déclin démographique et l'incroyable effondrement des mœurs comme musique de fond, on ne doit pas oublier que la maladie qui semble ronger l'occident semble en réalité s'étendre à la planète entière en réalité.

L'information a fait de peu de bruit en France, mais l'Inde vient officiellement de passer en dessous du seuil de renouvellement des générations avec seulement 1,9 enfant par femme. Et la situation dans les grandes villes, qui indiquent un peu le futur puisque la natalité baisse d'abord dans les villes, est encore pire avec des taux qui tombent à 1,2. Ce qui signifie que les deux pays les plus peuplés du monde sont désormais en dessous, voir même très en dessous en Chine, du renouvellement des générations. La maladie de la dénatalité s'étendant avec la vie moderne l'on peut commencer à se demander si le parallèle avec l'effondrement de l'Empire romain est une période si pertinente que ça. Car à l'époque de l'effondrement de Rome, d'autres civilisations se portaient bien et ont continué à prospérer après sa fin. N'oublions pas que la globalisation touche tous les peuples de la planète désormais . On peut dès lors se demander si l'effondrement ne va pas être simplement global. Dès lors, une autre période représentant un effondrement en cascade pourrait mieux correspondre à la situation actuelle. C'est d'ailleurs ce que souligne très rapidement Emmanuel Todd dans sa dernière interview sur Fréquence populaire que je vous recommande bien évidemment. Mais nous parlerons de son interview de septembre dans un autre texte.

Il s'agit du célèbre effondrement de l'âge du Bronze. Un effondrement qui avait été précédé d'un très grand dynamisme démographique, scientifique et économique. Mais aussi d'une globalisation à son échelle puisque le commerce des cités-États de l'époque pouvait faire transiter des marchandises sur des milliers de kilomètres. Une prouesse pour une époque sans énergie combustible et avec des cartes topographiques et géographiques assez rudimentaire. Rappelons que la boussole n'a été inventée en Chine que bien après l'âge du bronze qui va de 2300 ans à 800 ans av. J.-C.. Cette période de l'âge du bronze fut féconde à plus d'un titre, les grandes inventions de la Mésopotamie se sont diffusées à cette époque dans des lieux moins avancés bousculant les rapports de force et provoquant certainement cet effondrement à terme qui sera caractérisée par la disparition de civilisations entières comme celle des Hittites en Anatolie.

Diffusion technologique et chaos

La période d'effondrement de l'âge du bronze a aussi été caractérisée par des mouvements de population importants et à de grand remplacement. Il y a eu des invasions équivalentes à celles des invasions germaniques qui ravagèrent l'Empire romain décadent du 5e siècle. On parle à cette époque des peuples de la mer comme envahisseur qui pillent et attaquent les nations alors dominante comme l'Égypte de Ramsès II. Il semble qu'à cette époque comme avec la nôtre la diffusion du savoir technique ait largement déstabilisé les rapports de force entre les peuples. Les anciennes puissances font face à de nouvelles menaces et les anciens équilibres sont rompus. L'interdépendance excessive rend les civilisations plus fragiles, car elles sont beaucoup moins résilientes et autonomes. En cas de rupture du commerce pour une raison quelconque, cette interdépendance peut rendre la situation dramatique. Si le commerce peut rendre un peu plus riche grâce à la spécialisation, et à l'effet d'échelle, il rend aussi infiniment plus fragile les systèmes humains et les sociétés aux chocs externes.

En cela l'effondrement de l'âge du bronze nous montre que le développement rapide des échanges, et de l'interdépendance, ont de très fortes de chances de très mal se terminer pour tous les acteurs. Et nous l'avons vu très brièvement durant la période du Covid. La simple rupture commerciale entraîne des pénuries dans tout un tas de domaines, nos sociétés s'étant fortement spécialisées dans certains domaines. La crise que provoquent aujourd'hui les politiques de Trump sur les questions commerciales remettant en cause le libre-échange pourrait aussi provoquer ce type de tremblement commercial. Mais ce qui à mon avis est le plus inquiétant pour notre époque n'est pas tant le risque de rupture brutal du commerce international beaucoup trop développé, c'est la généralisation de certains types de comportement. L'effondrement démographique actuel est la grande menace qui plane sur la civilisation actuelle. Et cet effondrement est bien dû en partie à l'exportation du mode de vie occidentale à travers le commerce et la représentation culturelle.

Des sociétés comme la Chine ou l'Inde ont un développement économique autonome en grande partie même si elles ont importé les techniques d'occident, mais elles ont aussi importé la façon de vivre occidentale. Il suffit de regarder la modernité chinoise pour voir qu'elle ne diffère pas vraiment de celle de l'occident. Les Chinois qui pouvaient vivre collectivement dans des immeubles-villes comme les Tulous ne rêvent plus que d'appartement individuel avec un chien et une piscine. L'homogénéisation des désires à l'échelle mondiale est probablement l'un des plus gros problèmes auquel l'humanité est confrontée aujourd'hui, même si l'on pense cela comme étant naturel. La Chine prend exactement le même chemin, comme le Japon avant elle, et suit l'occident dans l'effondrement démographique, même avec un régime politique qui n'est pourtant pas libéral. En définitive, on peut dire que les rapides changements produisent par l'exportation des idées et des techniques occidentales semblent produire le même phénomène qu'à l’époque de l'âge du bronze. Un phénomène de chaos engendré par des changements beaucoup trop rapides des sociétés qui les déstabilisent et produisent des conflits et des changements démographiques beaucoup trop rapide pour être soutenable. L'auteur de science-fiction Isaac Asimov avait eu cette géniale intuition associant chaos et progrès dans ses œuvres sur les Robots et Fondation. Il décrivait déjà le progrès technique rapide comme un élément de destruction des sociétés. La technique rendant les populations presque folles en quelque sorte. Il est vrai que par moment on peut vraiment se demander si les fous n'ont pas pris les clefs du pouvoir en France comme ailleurs en occident.

La seule question qui reste est peut-être de se demander ce qu'il restera des sociétés actuelles dans cent ou deux cents ans, probablement pas grand-chose en fait, puisque le dépeuplement va être massif si l'on continue dans la même direction. Comme je l'avais écrit dans un autre texte consacré plus ouvertement à la démographie, on peut se demander si seules les populations humaines ayant véritablement échappé à la modernité survivront, les autres s'éteignant et laissant d'immenses villes de béton vides derrière elles. Dans certaines régions du Japon, on peut déjà visiter ce futur avec des villages et de petites villes déjà pratiquement vides. Les immeubles en ruine laissant place petit à petit à végétation envahissante.