Blog parlant d'économie vue sous une orientation souverainiste et protectionniste.
Le dernier texte de Jean Claude Werrebrouck s'attaque aux propositions de Jacques Sapir avec des idées sommes toutes assez classiques et usitées parmi les libéraux. Il cite d'ailleurs l'économiste libéral Friedrich von Hayek, grande marotte libertarienne. On met à toutes les sauces et il sert de mascotte à la plupart des libertariens qui sévissent sur le net. Mais Hayek avait une drôle de conception de la liberté et il en est d'ailleurs de même pour tous ceux qui pensent que le marché libère et que les règles oppriment. Car c'est bien de cela qu'il s'agit en définitive. Combattre la sortie de l'euro en prévenant des dégâts que celle-ci pourrait nous faire courir en nous conduisant vers une nouvelle "servitude", c'est supposé au préalable que l'ordre actuel du marché tout puissant est la réalisation ultime d'une société totalement libre. Mais libre de quoi? Pour paraphraser le général De Gaulle, il ne suffit pas de crier liberté, liberté, liberté, pour que celle-ci se réalise, ce terme seul ne signifie rien en réalité. En mécanique, on parle de degrés de liberté, on est toujours libre, mais par rapport à quelque chose et non dans l'absolu. En l'occurrence, je crois que ceux qui prétendent défendre la liberté en général oublient d'en définir les contours comme les objectifs pour en faire une sorte de symbole verbal sans rapport avec le réel. La vraie question n'étant pas la liberté de l'individu en tout temps et dans n'importe quel lieu, mais la liberté de ce même individu dans le cadre de la réalité et donc de ce qu'il est possible de faire dans notre monde limité.
Vivre c'est être limité
Car la liberté de l'homme est naturellement contrainte par le réel, nous vivons dans un monde limité où toutes nos envies ne peuvent se réaliser. Nous sommes contraints par tout un tas de choses et pas seulement par la loi des hommes. En vérité, il est même certain que la loi des hommes est en réalité la seule chose sur laquelle nous avons une réelle influence si encore nous prenions notre rôle de citoyen au sérieux. En revanche sur la vie, la mort, les désirs sexuels, la faim, sur tout cela nous n'avons guère d'influence. Un homme véritablement libre dans l'absolu n'aurait besoin de rien. Il n'aurait ni besoin de manger, ni besoin de boire, de dormir, ni d'envies sexuelles, il serait immortel, un tel homme serait véritablement libre, mais nous ne sommes pas ainsi fait. Et d'ailleurs, quel sens aurait nos vies si nous n'avions besoin de rien? Peut-on seulement imaginer un esprit pur sans aucune contrainte d'aucune sorte et complètement libre de tout? Nous sommes prisonniers de notre nature, mais c'est paradoxalement ces limites ces contraintes qui donnent sens à nos vies. Les désirs mêmes dont certains pensent que leur étanchement continu est un signe de liberté sont des contraintes que nous impose la nature. Mais sommes-nous réellement libres lorsque nous nous remplissons la pense parce que nous avons faim? Sommes-nous libres lorsque nous sommes obligés de travailler pour remplir nos besoins vitaux? Sommes-nous libres lorsque nous sommes obligés de respirer?
Les libéraux modernes ont réduit la liberté à cet étanchement du désir jusqu'à plus soif sans jamais se poser la question de savoir si ces désirs, ces pulsions étaient des signes de liberté ou au contraire d'asservissement vis-à-vis de notre propre nature. Ainsi donc le libéral libère les pulsions humaines, les désirs, car il considère ces dernières comme sacrées, comme étant les mécaniques premières d'où doit impérativement découler tout le reste. La société tout entière est priée d'obéir à l'individu et à ses désirs tout puissants. Évidemment en pratique cette société de la pulsion et du désir individuel s'incarne par le marché, grande place où se rencontrent les désirs multiples des différentes individualités qui composent notre société. Mon terme rencontre est d'ailleurs bien faible, je devrai plutôt dire où s'affrontent les désirs multiples des individus en contradiction les uns avec les uns. En contradiction parce que nous vivons comme je l'ai dit dans un monde limité, les désirs s'entrent-chocs, et de ces affrontements naissent la fameuse lutte des classes d'un Karl Marx. La vision libérale de la société celle de la maximisation du remplissage des désirs de chacun ne peut construire qu'une société d'affrontement. C'est encore plus vrai lorsqu'on laisse le marché, c'est-à-dire le rapport de force, décider la répartition de la place des désirs de chacun.
La société nous libère en partie des contraintes de la nature
On le voit la définition même que donnent des libéraux comme Hayek de la liberté porte en germe la guerre et le conflit social. Les libéraux considèrent que la liberté des individus se définit comme étant l'aptitude de chacun à remplir ses désirs égoïstes les plus grands. Dans ce cadre conceptuel, il est normal que l'on considère la règle, la loi ou la contrainte collective comme étant une servitude, une oppression. Mais la liberté des libéraux est-elle la seule liberté concevable ? Et si ce qu'ils considèrent comme étant une liberté, n'était qu'en fait un piège sémantique pour cacher qu'en réalité ils ne défendent la liberté absolue que de quelques-uns, au détriment de la liberté des autres. À quoi aboutit en pratique la société libérale ? À une immense concentration des richesses qui dans la société marchande se traduit par une immense concentration des libertés. Quelle est donc la liberté d'un SDF dans l'Europe du marché libre et non faussé ? De quelle liberté parle-t-on ? De celle du français moyen ou de celle du milliardaire de Neuilly ? C'est là le deuxième point problématique de la liberté selon les libéraux, ils s'adressent bien souvent à leur propre milieu social et bien peu à la masse de la population. Mais si maximiser la liberté d'un individu extrêmement riche réduit la liberté d'une grande quantité d'individus plus pauvre est-ce que l'on a vraiment dans ce cas augmenté la liberté individuelle telle que l'entendent nos amis libéraux ? C'est pourtant bien le résultat pratique des politiques qu'ils prônent. Le libre-échange et la liberté de circulation des capitaux ont donné une grande liberté aux plus aisés, mais ont détruit les maigres libertés des plus pauvres de la société.
On peut donc considérer qu'il y a là une contradiction dans la logique même des libéraux. Mais il y a un autre point important qui contredit la logique libérale. La société n'est pas une contrainte qui est née comme ça pour opprimer l'individu. La société s'est construite avant tout parce que le travail collectif des hommes était infiniment plus puissant que le travail individuel et isolé. Si l'homme a rejoint la société et s'est plié à ces contraintes, c'est aussi parce que cette dernière donne des avantages. Elle rend la vie plus douce et finalement nous libèrent en partie des contraintes naturelles. En fait, la vie collective nous rend plus libre que nous ne l'étions en étant chasseurs-cueilleurs comme nos lointains ancêtres. Sur la nature l'homme n'a aucune influence individuellement alors qu'il en a sur les lois de la société en tant que citoyen. Là où les libéraux voient de la servitude, je vois de la liberté, une liberté sous contrainte, mais une vraie liberté et non une liberté illusoire comme celle de se faire ballotté par la colère de la nature hier, ou par celle du marché « libre » aujourd'hui. À la place de la loi du plus fort nous avions mis en place des formes plus policées du rapport entre les hommes. La société a permis à l'homme de maitriser son destin bien plus que sa pauvre nature n'aurait pu lui en laisser le loisir. Voir dans la contrainte sociale une atteinte à la liberté de l'homme est donc une absurdité d'autant que la société nous façonne autant que nous la façonnons. Il est en réalité bien difficile d'extraire l'individu de la société dans laquelle il vit.
La route de la servitude
On peut donc conclure que l'idée que la liberté individuelle est la vraie liberté est une chimère à plusieurs titres. D'abord, être prisonnier de ses pulsions ce n'est pas être libre, la vie en société nous façonne et c'est bien au contraire en apprenant à dépasser nos propres désirs que nous devenons civilisés et que nous devenons véritablement libres. Ensuite parce que la contrainte sociale, aussi lourde soit-elle, est quand même influençable par l'action des hommes, ce qui n'est ni le cas de la nature, ni le cas du marché pur déifié par certains. La loi, la contrainte et les règles ne sont pas des servitudes, ce ne sont pas des mécanismes qui asservissent, mais bien souvent des mécanismes qui libèrent. Et ils libèrent tous les citoyens de l'oppression des plus forts de la société. La route de la servitude de Hayek c'est la route de la servitude des plus puissants, de ceux qui rêvent d'asservir les autres hommes. Nous ne parlons pas de la même servitude suivant que vous êtes puissant ou misérable. Les riches ont peur de la loi, de la règle, de la contrainte parce qu'effectivement elle réduit en partie leur liberté économique et contraint leurs désirs. Mais c'est pour accroitre la liberté du plus grand nombre, ce n'est pas contre la liberté dans l'absolu.
Les propositions de Jacques Sapir qui font si peur à monsieur Werrebrouck ne sont des contraintes que pour les plus puissants. En permettant des politiques de plein emploi, des politiques de relance des salaires, elles permettront une meilleure répartition des richesses et donc une plus grande liberté pour les plus faibles. Quant à la peur que lui inspire ce qu'il appelle les entrepreneurs politiques qu'il sache que ceux-ci ont tout de même des comptes à rendre face aux citoyens. Ce n'est absolument pas le cas des élites économiques qui nous dirigent à l'heure actuelle, et dont le lobbyisme incessant à Bruxelles nous impose des lois et des contraintes sur lesquelles nul citoyen n'a de pouvoir. En réalité la route de la servitude nous l'avons déjà suivi et la construction européenne en est le plus illustre chemin.