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31 décembre 2011 6 31 /12 /décembre /2011 23:40

Les récents démêlés entre la France et la Turquie m'ont récemment poussé à étudier un peu la macroéconomie de ce géant de l’Asie mineure. Je ne polémiquerai pas ici au sujet du génocide, car génocide il y a bien eu. Même si ce n'est pas à l'état de décider des vérités historiques, mais bien aux historiens eux-mêmes. Il me semble d'ailleurs que cette affaire arrange bien les deux dirigeants de nos vieux pays, avec d'un côté un Sarkozy très peu attaché aux intérêts nationaux et qui peut se donner momentanément une bonne image dans les médias notamment ceux  de la gauche bienpensante. Et de l'autre côté, un dirigeant turc qui peut faire voir à quel point il défend l'honneur bafoué de la Turquie à un moment où la situation économique du pays pourrait très bien se retourner. Car si la croissance turque peut en émerveiller certains. Elle ne fera certainement pas frémir les lecteurs de ce blog qui sont maintenant habitués à comprendre que le seul taux de croissance est largement insuffisant pour mesurer si un pays progresse ou pas. Nous allons voir ici que la Turquie donne malheureusement tous les signes d'une économie bulle qui ne tiendra plus très longtemps étant donné son commerce extérieur. Et c'est peut-être parce que les élites turques viennent de voir leurs consoeurs grecques s'effondrer qu'elles cherchent un bouc émissaire extérieur pour le moment où la Turquie tombera.

 

  L'économie turque en quelques chiffres

 

  Décidément, les économistes mainstream n'ont toujours pas compris à quel point il est dangereux de ne voir l'économie d'un pays qu'à travers le prisme de la croissance. Les crises en Europe et un peu partout sur la planète auraient pourtant dû les éduquer un peu. Les champions d'hier, telles l'Espagne, la Grèce, ou l'Islande, ayant sombré avec pertes et fracas sous les coups des incohérences macroéconomiques de leurs modèles respectifs on aurait pu espérer une plus grande prudence avant de déclarer des nations comme modèle. Pourtant on nous présente les nouveaux champions avec la même désinvolture que l'on présentait ceux d'hier sans voir qu'eux aussi ont des problèmes structuraux de grande importance. De la Chine, dont le modèle exportateur pourrait lui être mortel avec l'effondrement de la demande en occident, à l'Allemagne qui a fondé toute sa croissance sur le pillage de ses voisins, en passant par le Brésil qui n'est dynamique qu'en parole puisque sa croissance annuelle est instable et qu'elle retombe aujourd'hui à seulement 2%. Bref rares sont les nations sur cette planète à pouvoir se targuer d'avoir un modèle cohérent et pour cause elles ont toutes été empoisonnées par l’idéologie néolibérale et son sabir pseudo-scientifique. Et les nations qui ont des modèles cohérents sont souvent d'anciennes victimes du néolibéralisme à l'image de l'Argentine qui cumule croissance économique et balance commerciale à l'équilibre, mais qui a tout de même une inflation élevée.

 

pib

 

    Dans le cas de la Turquie, il suffit de voir l'état de la balance commerciale pour voir qu'il y a une couille dans le potage comme on dit vulgairement.  Avec un joli -10% au compteur, on peut dire que la Turquie fait largement mieux que la Grèce qui n'avait jamais dépassé les 4% de déficit commercial malgré sa tare génétique de pays méditerranéen, dixit Angela Markel. Même l'Espagne championne d'Europe des déficits commerciaux avant sa panne sèche n'avait jamais dépassé 9.5% et pourtant elle était protégée par l'euro.... C'est dire si la situation turque est dramatique, et le pire c'est qu'elle aimerait y entrer dans l'euro.

excedent.png

*source gecodia

Alors se pourrait-il que ce déficit commercial soit lié à une industrialisation intensive et au fait que les entreprises étrangères investissent massivement et importent donc des machines-outils? Ce qui se traduirait par un déficit commercial massif sur les biens d'équipements qui ne serait que momentané en attendant que la hausse de la productivité locale permette à la Turquie de voir sa balance se rééquilibrer. Le problème c'est que si la production industrielle augmente assez vite +11% l'année dernière les effets ne s'en font pas ressentir sur le commerce extérieur. De plus, l'industrie ne représente que 28% du PIB et seulement 25% de l'emploi. L'économie turque est déjà très post-industrielle dans le mauvais sens du terme. Et lorsque l'on regarde qui exporte en Turquie, on voit effectivement l'Allemagne grand fournisseur de bien d'équipement, mais on voit aussi la Chine et la Russie grands exportateurs de produit fini et de matière première.

 

repartition-emploi.png

principaux-part.png

*source lemoci

 De fait lorsque l'on regarde ces chiffres on voit bien que la Turquie n'est pas en voie d'industrialisation accélérée qui pourrait justifier un déficit commercial aussi abyssal à l'heure actuelle. Elle bénéficie juste de quelques délocalisations européennes sur son sol sans que cela ne se traduise par une amélioration de la balance des paiements contrairement au cas chinois. Mais il faut dire que les Chinois eux sont protectionnistes et ont une monnaie fortement sous-évaluée. On peut donc tout à fait conclure que ce pays va droit dans le mur et que le crack sera encore plus violent que ce que la Grèce a connu. Nous allons voir par la suite que cette situation est en grande partie imputable à la politique monétaire menée par les élites turques. Une politique en tout point similaire à ce que l'Argentine ou les pays déficitaires de la zone euro ont connu. Même cause, mêmes effets. Au passage, on constate bien l'effet des délocalisations allemandes. En effet l’Allemagne représente 10.1% des exportations turques et 9.5% des importations, ce léger déficit de l'Allemagne est un signe que ce pays est un des piliers de la mécanique de domination commerciale allemande en Europe. Il n'y a pas que l'Europe de l'Est qui serve de zone de basse pression salariale aux exportateurs allemands. L'Allemagne ne milite-t-elle pas activement pour l'entrée de la Turquie pour cette unique raison? Sur cette page Wikipedia, on apprend ainsi que des partis autrichiens et allemands (CDU) militent activement pour l'adhésion de la Turquie à l'UE. On sait maintenant qu'elle est le motif réel. Le patronat n'est pas loin derrière.

 

La Turquie voulait elle aussi son franc fort

 

  Mais d'où vient donc cet énorme déficit commercial? La Turquie n'a pas des salaires très élevés même si la productivité elle non plus n'est pas très élevée.  Jusqu'aux années 2000, la Turquie équilibrait à peu près sa balance commerciale et puis les idées néolibérales ont dû franchir le Bosphore. Les Turcs ont eu l'idée saugrenue de vouloir être européens jusqu'au bout en incorporant chez eux les idées très idiotes de leurs voisins de l'ouest. Probablement avec l'idée sous-jacente d'entrer dans l'UE. Et, pourquoi pas? Dans la fabuleuse monnaie unique dont tout le monde aujourd'hui a compris les immenses qualités. Il faut dire que l'inflation en Turquie a toujours été extrêmement élevée, quand on pense que nos élites ont peur de 3% d'inflation alors que l'inflation turque était souvent de 50 ou 60% par an dans les années 80-90. Cette période de forte inflation n’empêchait pourtant pas la hausse progressive du niveau de vie lorsque l'on regarde l'évolution du PIB par tête exprimé en PPA. Et la croissance était là aussi dans les années de forte inflation. Mais l'inflation ayant été déclarée mal du siècle voila les élites turques qui partent en guerre contre elle. Oubliant au passage que la forte inflation de la Turquie était aussi le fruit d'une démographie galopante que les vieillards du Nord n'ont plus depuis très longtemps. D'ailleurs si la hausse du niveau de vie s'accroit aujourd'hui en Turquie ce n'est pas parce que la croissance économique s'accélère, c'est surtout parce que la croissance démographique ralentit et permet une hausse par tête plus élevée.



Pour créer une nouvelle Turquie, les élites ont créé une nouvelle monnaie en 2005, la nouvelle livre turque. On notera que jusqu'à l'apparition de cette monnaie la livre n'était pas librement convertible dans les autres monnaies. Elle avait un cours forcé en quelque sorte un peu à la chinoise. Sur le deuxième graphique ci-dessous on peut remarquer une forte appréciation de la livre turque à partir de l'an 2000. Et étrangement le cours de la livre suit un peu l'évolution de l'euro. On peut en conclure que les élites turques ont voulu une monnaie forte qui suit les évolutions de l'euro pour favoriser leur saint Graal de l'adhésion à l'UE et à l'euro. L'arrivée des islamistes au pouvoir n'ayant rien changé dans la politique monétaire du pays.

 

BMHistoComplexe.jpeg

tuax-de-change.jpeg

pouvoirachat.jpeg

* Source université de Sherbrooke

 

 

Les conséquences directes de cette livre turque forte sont les mêmes qu'en France dans les années 90 avec le franc fort ou dans les années 2000 avec l'euro, c'est une dégradation constante de la balance commerciale du pays. Dans le cas turc, cela est encore plus grave, le pays n'ayant pas une productivité forte et des secteurs capables de résister à cette dégradation de sa compétitivité. De fait, la Turquie est dans une situation en tout point similaire à la situation grecque d'avant la crise du secteur bancaire. Une forte largement surévaluée et un niveau de vie qui s'accroit artificiellement gonflant les déficits commerciaux et créant une multitude d'emplois dans les services. Il faut d'ores et déjà s'attendre à un effondrement du système financier turc dans les années qui viennent et à un effondrement monétaire puisque les déséquilibres atteignent des niveaux encore supérieurs à ceux que les nations les plus déficitaires de la zone euro ont connus. On remarque au passage que les élites turques sont aussi aveugles que leurs collègues européennes à ceci près qu'elles sont en décalage avec elles, répétant les mêmes erreurs. Et même si à court terme cette pseudo-croissance fondée sur du vent réduit le chômage, elle ne réduit pas les inégalités qui sont très importantes dans ce pays. Le coefficient de GINI est de 0,436 contre 0,34 en Grèce faisant de la Turquie un pays pratiquement aussi inégalitaire que la Chine. Qui plus est cette croissance finira, nous le savons d'expérience, en catastrophe. Il serait peut-être temps que les élites turques se soucient un peu plus de leur balance commerciale si elles ne veulent pas d'un enterrement à la grecque.



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commentaires

R
bitfocus.
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R
chek.
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1
chek.
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V
<br /> Article vraiment très intéressant et instructif, comme beaucoup sur votre blog.<br /> <br /> <br /> Une seule chose si je puis me permettre qui m'a frappé : peut-être faudrait-il éviter de parler de l'Espagne comme du champion des déficits commerciaux étant donné l'augmentation régulière de ses<br /> exportations et le fait que la France soit assez largement déficitaire à son égard. Mais c'est un point "de détail".<br />
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D
<br /> Ce pays nous a donné Dani Rodrik un des economistes opposés au libre échange et à l'Euro.<br /> <br /> <br /> "Pour le moment, la zone euro en est au point où un divorce à l'amiable est peut-être préférable à des années de déclin économique et de mésentente politique."<br />
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