Je reviens aujourd'hui sur une question que j'avais déjà abordée dans plusieurs textes, mais qui me parait très utile de réaborder en ces temps de crise monétaire en Europe. Le fait est que nous considérons depuis trop longtemps la monnaie comme quelque chose de secondaire dans les questions économiques. Je ne parle pas ici des économistes hétérodoxes ou des penseurs alternatifs, mais des économistes mainstreams, ceux qui font et qui organisent la pensée économique dominante actuelle. Chez les libéraux on trouve en fait peu de réflexion sur la monnaie, celle-ci est vue comme quelque chose de neutre, de naturel. Les libéraux ont toujours voulu éloigner la monnaie de l'action du prince, car ils voulaient limiter son pouvoir. Vouloir une monnaie neutre est donc l'un des principes de base de l'économie libérale ce qui explique en grande partie leur non-débat sur la nature des dettes publiques ou leur aversion de la monétisation. Seulement sortir la question monétaire du débat et en faire un instrument neutre d'un point de vue théorique ne signifie pas qu'elle le soit véritablement dans le monde réel. Nous savons d'expérience que celui qui contrôle l'émission monétaire contrôle en réalité le pouvoir économique.
En sortant cet instrument du pouvoir étatique, les libéraux ont juste substitué à un pouvoir arbitraire, mais sous contrôle démocratique, celui de l'état, par un autre pouvoir, celui des banques et de la finance. Un pouvoir qui lui n'a aucune contrainte d'ordre électoral. Mais au-delà de la question de la dette publique et de son remboursement on peut aussi se rendre compte de la puissance de la monnaie sur la répartition spatiale des richesses.
Monnaie et rapartition des richesses
Nous parlons souvent sur ce blog de l'euro. Je doute grandement de sa survie à long terme et même à moyen terme du fait de son vice de conception. On va ici le rappeler en quelques points. En premier en unifiant l'Europe sous une seule monnaie, nous avons rendu impossible aux pays membres la dévaluation en cas de déficit commercial. Cette impossibilité qui est une caractéristique évidente de la monnaie unique n'a étrangement pas été prise en compte lors de la conception de l'euro. En aucun cas, les théoriciens de la monnaie unique n'ont pensé à ce qui se passerait si un état membre se retrouvait subitement avec un déficit commercial tout seul. Or la valeur de l'euro varie en partie en fonction de la balance commerciale de la zone euro dans son ensemble. Si un état a un déficit commercial, mais que la zone euro a un équilibre, ou pire un excédent, alors la monnaie unique continuera à grimper malgré le déficit commercial du pays déficitaire. C'est très exactement ce qui se passe en ce moment même, sur l'ensemble de la zone euro. La balance commerciale a un léger excédent, alors que plusieurs pays membres ont d'énormes déficits commerciaux. L'euro peut donc continuer à sa valeur actuelle malgré les difficultés croissantes de plusieurs états membres. Aucun mécanisme n'a été prévu pour rééquilibrer les comptes rapidement ce qui pousse plusieurs pays à la faillite. La seule solution étant toujours de contracter la demande intérieure ce qui produit chômage et précarité de l'emploi en plus d'une très faible croissance. Le deuxième problème de l'euro, nous en avons beaucoup parlé cette semaine, c'est l'absence totale de régulation commerciale à l'intérieure de la zone. Les pays déficitaires ne pouvant rééquilibrer leurs comptes avec l'Allemagne, par exemple, qu'en faisant encore une fois une contraction de leurs demandes intérieurs. Structurellement, la zone euro pousse à la concurrence sociale alors qu'elle avait été vendue comme moyen de protection face à la mondialisation, c'est en fait tout le contraire qui se passe. Dernier point, l'euro est géré par une banque centrale qui n'a qu'un seul but, lutter contre l'inflation.
Ces différents problèmes nous en avons déjà longuement parlé sans avoir besoin d'y revenir. Il se trouve cependant que les problèmes de l'euro soulignent un point particulier de la nature de la monnaie, son caractère extrêmement important sur le plan de la répartition des richesses d'un point de vue spatial. Lorsque l'on regarde la répartition des richesses à l'échelle de la zone euro par exemple, on est tout de suite frappé par les écarts de niveau de vie entre nations européennes. Il était évident qu'en donnant une seule monnaie à des zones aussi hétérogènes on allait produire des déséquilibres commerciaux ce qui n'a pas loupé. Les régions de l'est jouant un rôle aussi important que la Chine en terme de délocalisation, avec un avantage supplémentaire qui est celui d'être relativement proche géographiquement. Quant aux nations les plus avancées, celles avec une productivité très élevée, elles peuvent librement accéder aux marchés des nations les plus faibles et les écraser de leurs avantages comparatifs. L'unification monétaire agit donc comme un concentrateur de richesse et produit à l'échelle de l'Europe un phénomène de spécialisation comme on en a connu historiquement à l'intérieur même des nations européennes. Certaines régions se spécialisent dans la production grâce à leur cout de main-d'œuvre faible, mais productive, à l'image de la Pologne. D'autres se spécialisent dans le haut de gamme à l'image de l'Allemagne. Enfin il reste l'immense majorité des nations qui n'ont aucun point fort et qui sont condamnées à un déclin irrémédiable et au chômage de masse c'est le cas de l'Espagne de la Grèce. La France se situe évidemment dans le même camp que les pays latins.
Bien sûr, là où se brisera l'unité européenne c'est sur la mobilité des personnes. Car celle-ci n'est pas aussi grande à l'échelle de l'UE ou de la zone euro, qu'elle puisse l'être à l'échelle d'une nation comme la France ou l'Allemagne. De ce fait, il y aura des mouvements populaires contre le déclin des régions condamnées et cette réaction populaire qui commence dans les pays latins comme en Espagne, finira inéluctablement par casser la construction européenne. Si l'Europe avait été une nation, les Espagnoles seraient parties en Allemagne et l'Espagne serait devenue un trou perdu sans provoquer d'émotion particulière. Mais voilà, l'Europe n'est pas une nation, et ce type de mouvement est impossible à son échelle. Les problèmes locaux augmentent donc jusqu'à la rupture inéluctable. Maintenant pour en revenir à notre sujet qui est quand même la question des monnaies locales, on se rend compte que ce qui se passe en Europe s'est passé aussi à une certaine époque en France en Allemagne ou en Italie. Il y a eu aussi un moment où l'unification monétaire a produit ce type des réorganisations territoriales. Certaines régions ont décliné, d'autres ont gonflé. De ces unifications monétaires rapides sont nées en grande partie les inégalités territoriales qui existent encore aujourd'hui dans nos nations. On constate cependant que certaines nations européennes n'ont pas autant d'inégalités que les autres c'est le cas de l'Allemagne par exemple.
En effet, l'Allemagne a une plus faible inégalité territoriale que la France, l'Italie ou la Grande-Bretagne. Alors certes le fait que l'Allemagne soit un état fédéral y est évidemment pour quelque chose, mais il y a aussi le fait que l'unification monétaire allemande, le Zollverein, s'est faite entre des états de niveau économique équivalent. Ce ne fut pas le cas de la France de la Grande-Bretagne, ou pire, de l'Italie, qui constitue elle un cas d'école de ce qu'il ne faut pas faire. L'Italie étant une mini-Union européenne par le niveau de ses disparités régionales. Le Zollverein s'est fait sous l'influence du grand penseur du protectionnisme allemand Fridrich List qui pensait qu'une unification de ce type, commerciale et monétaire, ne pouvait se faire qu'entre régions de niveau de développement équivalent. C'est un principe qui a d'ailleurs été repris par Maurice Allais. Cette unification n'a pas provoqué, contrairement à l'Italie ou à l'euro, une explosion des inégalités territoriales. Il n'y a pas des régions mortes et des régions dynamiques, le PIB par habitant y est mieux réparti. L'Allemagne n'a malheureusement pas suivi sa propre expérience lors de la réunification des années 90. Le relatif échec des Länder de l'Est, prouve d'ailleurs que la réussite égalitaire sur le plan des répartitions des richesses en Allemagne tenait bien plus de l'unification monétaire intelligente des Allemands du 19e siècle qu'à la nature fédérale de l'Allemagne. En effet, les Länder de l'Est se dépeuplent et n'ont pas rattrapé le niveau de vie de l'Ouest malgré des efforts énormes de la part de l'état fédéral allemand. Les Allemands auraient dû prendre plus de temps pour l'unification. En donnant une monnaie trop forte à l'Allemagne de l'Est, ils ont tué son économie, comme l'euro tue l'Espagne ou la Grèce. Mais bien sûr dans le cas des Allemands de l'Est, il y a eu une fuite des habitants vers les régions plus prospères.
Le cas de l'Italie nous montre également le poids des politiques monétaires dans la répartition spatiale des richesses. L'Italie est un pays littéralement coupé en deux avec un nord très riche et industriel et un sud misérable. Il n'en a pas toujours été ainsi, la beauté de Venise peut en attester. L'unification monétaire de l'Italie comme celle de l'Allemagne date du 19e siècle, mais celle-ci s'est produite entre des états très inégaux au départ. Comme dans le cas de l'Allemagne de l'Est les régions les plus faibles ont succombé à la concurrence des régions les plus fortes, elles se sont ensuite vidées en partie de leur population. L'unification monétaire brutale à produit de graves effets d'inégalité territoriale en Italie. D'autant plus que l'état italien est un état relativement faible comparativement à l'état français plus ancien. Et le sentiment national est parfois discuté par des régionalismes puissants quitte à inventer des identités régionales artificielles comme la Padanie. Les régions riches refusant de payer pour les régions pauvres. C'est assez paradoxal puisque c'est l'unification monétaire qui a fait en grande partie la richesse du nord et la pauvreté du sud. Si cette dernière n'existait pas, les régions du sud comme la Sicile pourraient dévaluer et se réindustrialiser au détriment du nord. Dans ce sens, la solidarité budgétaire n'est finalement qu'une réparation d'une injustice qui est faite aux régions pauvres, elles renoncent à leur autonomie, mais il faut bien qu'elles aient quelque chose à y gagner en contrepartie.
(différence du PIB par habitant en Italie, 100% étant le PIB national italien source wikipedia)
Une vraie décentralisation grâce aux monnaies locales
Nous voyons donc que la monnaie est un outil extrêmement puissant pour réorienter les richesses spatialement. Par ailleurs, nous savons que dans les décennies qui viennent nous allons devoir relocaliser non seulement les activités industrielles, mais aussi la production agricole. Les modèles agricoles post-pétrole ne pouvant satisfaire à l'organisation spatiale actuelle de nos nations. Certaines régions sont trop densément peuplées pour accueillir des agricultures du type permaculture ou l'agroécologie comme le prône maintenant l'ONU. Il faudra plus de terres agricoles et il faudra une production plus proche des lieux de vente. Des régions trop densément peuplées devront donc réduire en partie leur population. Dans un pays comme la France la région parisienne représente à elle seule 20% de la population pour seulement 2,2% du territoire national, et un tiers du PIB du pays. La carte ci-dessous montre les inégalités territoriales en France, et ce malgré d'énormes efforts nationaux pour redistribuer les richesses. Cette seule carte montre à elle toute seule l'échec des politiques dites de décentralisation.
Dans ce cadre de l'énergie rare et de l'agroécologie, il nous faudra déconcentrer notre population. Et faire que des régions ou des départements aujourd'hui laissés à l'abandon ne le soient plus. Ce sera également important pour assurer de la qualité de vie de nos concitoyens dans un monde aux ressources naturelles rares. Dans ce but, et puisque la décentralisation centralisée comme je l'appelle a échoué, il nous faudra utiliser d'autres outils. C'est dans ce sens que les monnaies locales peuvent être d'une grande aide. Nous savons qu'une monnaie unique pour des territoires très disparates produit des inégalités territoriales à l'image de l'euro. Pourquoi dès lors ne pas s'affairer à aller à rebours de l'histoire en créant des monnaies régionales ? Rien n'empêcherait un état comme la France, une fois revenue à une monnaie nationale, de produire en plus du franc des monnaies régionales. Ces monnaies auraient une valeur fixée par l'état en fonction de critères comme le PIB/habitant régionale et par le taux de chômage local. Une région très pauvre aurait une monnaie régionale dévaluée par rapport à une région riche. Ce faisant, les entreprises et les citoyens des régions plus aisées auraient intérêt à investir dans cette région qui retrouverait un certain dynamisme démographique et économique. Les taux de change intérieurs fixés par l'état seraient réévalués annuellement de façon à s'adapter aux changements produits par ces variations monétaires régionales. Le franc quant à lui resterait utilisé pour les transactions vers l'étranger. C'est un peu à l'échelle de la France et de ses régions le même projet que ce qui prône un euro comme monnaie commune et non comme monnaie unique. On pourrait même imaginer plusieurs étages avec une monnaie régionale, une monnaie nationale, une monnaie européenne et une monnaie mondiale pour les transactions à grande échelle. Nous aurions également de petites banques centrales régionales qui auraient comme but le développement local. Leurs actions seraient mieux ciblées et précises que celle de la banque de France, car elles s'occuperaient surtout de la masse monétaire en circulation localement. Une échelle plus petite permettant probablement un meilleur fonctionnement des institutions de ce type.