Blog parlant d'économie vue sous une orientation souverainiste et protectionniste.
Erdogan a donc été réélu. On constatera comme souvent que les sondages d'opinion et les grands médias français se sont encore trompés. On peut se demander dans quelle mesure le conflit actuel entre l'Ukraine, l'occident d'un côté et la Russie de l'autre a influencé le vote. Erdogan étant probablement vu comme le candidat le moins pro-occidental. Les soutiens affichés de certains atlantistes à l'opposition d'Erdogan lui ayant en fait probablement facilité la tâche. Ce ne serait pas la première fois que l'aveuglement occidental sur sa propre image aura produit les résultats inverses à ceux escompter. Ce qui ne signifie pas pour autant d'ailleurs que l'opposition à Erdogan fussent réellement plus pro-occidental en réalité. La Turquie a sa propre dynamique politique, et il n'est pas si certain que l'UE et les USA aient tant de poids que ça dans l'affaire, même si théoriquement la Turquie est notre allié puisque membre de l'OTAN. Il est cependant clair, il me semble, que la question de la géopolitique a primé quelque peu sur les questions intérieures, où Erdogan semble en difficulté. Nous reviendrons sur les questions économiques, mais sachez par exemple que l'inflation en Turquie atteint des niveaux vraiment extrêmement élevés.
Alors est-ce que l'on peut faire le rapprochement de cette élection avec l'élection présidentielle française de 2022 ? En effet dans les deux cas l'irruption du conflit ukrainien semble avoir joué un rôle majeur dans l'arbitrage des électeurs. Macron qui a un bilan calamiteux a pu jouer les rassembleurs au terme d'une campagne passablement discrète et jouer son rôle de défenseur de la nation face au grand méchant russe. De la même manière, Erdogan a joué sur la corde patriotique et anti-occidentale pour faire oublier son bilan économique plus mitigé comme nous allons le voir. On voit que deux personnages pourtant aux antipodes d'un point de vue idéologique peuvent user des mêmes cordes finalement s'il s'agit de se maintenir au pouvoir. L'intérêt du pays par contre je ne suis pas certain qu'il en soit gagnant. Après tout, Erdogan sort quand même de vingt ans au pouvoir, on aurait pu croire qu'une passation de pouvoir eut été assez sage même avec quelqu'un de son propre mouvement politique.
Mais cette élection, qui semble avoir été relativement étonnement bien couvert par nos dirigeants, symbolise tout de même un changement profond dans la géopolitique mondiale. En effet qui aurait pu croire, il y a dix ou vingt ans, qu'une élection en Turquie puisse avoir une telle importance pour les USA et ses satellites ? Alors vous me direz que la Turquie a toujours été importance d'un point de vue stratégique bien évidemment et ce n'est pas nouveau. Sa place géographique fondamentale ayant été à la base d'ailleurs de la construction de Constantinople à l'époque de l'Empereur Constantin . Le détroit du Bosphore a toujours été d'une importance cruciale dans le commerce entre l'orient et l'occident et a fait la prospérité de la ville durant la longue période romaine. Elle a aussi attiré les convoitises toujours pour les mêmes raisons. Cependant à l'époque moderne cet état de fait est moins vrai, le canal de Suez et le contournement de l’Afrique ou le passage par le canal de Panama ayant amoindri ce rôle. C'est clairement plus pour des questions de géopolitique que la Turquie est importance pour les USA. En effet, grâce à elle, les USA peuvent facilement intervenir là où il y a du pétrole au Moyen-Orient ainsi que menacer l'Iran et la Russie. Mais si l'importance de la Turquie est devenue plus grande dernièrement c'est essentiellement parce que le nombre des alliés des USA a fortement diminué depuis l'apparition du conflit.
En effet, les rapports de force sont en train de changer très vite. Le déclin des USA et de leurs satellites est déjà ancien depuis les années 70 en réalité. Mais il a d'abord été assez lent durant la période 70-90. Depuis la crise internet au début des années 2000, la succession de crises et de bulles qui frappent les économies occidentales a acté le déclin économique de nos régions. Les délocalisations incessantes ont nourri les futures grandes puissances sous l'effet de la globalisation néolibérale. Et c'est bien évidemment la Chine qui devient la nouvelle grande puissance planétaire. Et ne soyons pas dupes, il y a d'autres puissances qui montent derrière elle, de l'Inde à l’Indonésie. C'est dans ce cadre global que les USA ne semblent plus être la puissance de protection qu'ils avaient pu être par le passé. On a donc des changements d'alliance extrêmement rapides avec la prise de conscience par les élites de ces nouveaux rapports de force. Le conflit actuel entre une Ukraine soutenue par la totalité de l'OTAN et la Russie ne fait que confirmer que même dans le domaine militaire l'occident n'est plus en haut. L'une des conséquences est la montée rapide des BRICS qui viennent aussi de dépasser le PIB en parité de pouvoir d'achat du G7 qui pèse de moins en moins. Et un nouvel exemple de ces changements géostratégique est que l'Arabie Saoudite, alliée historique des USA depuis 1945, vient d'annoncer son intention de rejoindre les BRICS. On comprend donc un peu plus l'importance de la Turquie dans l'affaire, car une rupture de ce pays avec le camp occidental risque de réduire à néant les capacités de projection miliaire américaine dans la région. Rappelons que les porte-avions ne peuvent en aucun cas remplacer réellement des bases au sol. Et cela alors que les Chinois remettent de plus en plus fortement l'achat de matière première et de pétrole en particulier en dollar. La fin des pétrodollars pour les USA serait une catastrophe alors même que les USA viennent de faire augmenter encore le plafond de leur dette publique et que les déficits commerciaux battent des records.
Une économie à la grecque ? Pas vraiment en fait.
Nous avons donc vu rapidement pourquoi l'élection en Turquie fut si importante pour les USA et leurs sbires. Et on peut voir la victoire d'Erdogan un peu comme une défaite des USA et de l'UE d'un pont de vue géopolitique. Cela éloigne aussi probablement définitivement l'idée d'une Turquie qui deviendrait membre de l'UE, ce qui n'est pas une mauvaise chose à mon avis ni pour nous ni pour la Turquie d'ailleurs. Cependant pour ce qui est des Turcs eux-mêmes l'élection ne fut pas forcément une très bonne chose du point de vue important,économique. Certes la géopolitique c'est important, mais les politiques économiques aussi, surtout pour la population notablement plus pauvre que la notre. Et là-dessus Erdogan, avec ses politiques hétérodoxes, n'a pas forcément convaincu. Entendons-nous bien, je ne suis pas moi-même un libéral et un partisan de l'école économique libérale comme l'appelait Friedrich List à son époque. Et il est important de laisser aux politiques le soin de faire les choix collectifs pour lesquels ils seront jugés et non les économistes prodigues de solutions prémâchées souvent fausses. Cela ne veut pas pour autant dire que toute politique qui n'est pas néolibérale est forcément une bonne chose.
Sur le plan de la croissance économique, les nouvelles ne sont pas terribles. Certes, la croissance a fait un bond notable en 2021 grâce à une politique expansionniste sur le plan monétaire et accommodant sur les taux d'intérêt avec près de 11% de croissance. Il ne faut pas oublier l'effet rattrapage par rapport à la période COVID et aux fermetures des frontières notamment en Europe. On voit cependant rapidement une baisse puisque la croissance tombe rapidement à 5,5 % en 2022. Vue de France, cela peut sembler beaucoup, mais la Turquie reste un pays assez pauvre. Pour relativiser cela, précisons que la Turquie a un niveau de vie équivalent à celui de la Grèce si on l'exprime en parité de pouvoir d'achat, soit environ 30000 dollars par an. Sachant que le niveau de vie de la Grèce s'est effondré depuis 2010 et que c'était l'un des pays les plus pauvres de l'UE. Bref, la Turquie devrait connaître des taux de croissance nettement plus fort parce qu'elle part de plus loin. Disons une croissance d'au moins 5 % par an de façon régulière pour rattraper son retard. Si la croissance continue à baisser au même rythme, la croissance sera insuffisante pour réduire le chômage local qui reste à plus de 10% . Car le pays connaît une croissance démographique importante et il faut créer les emplois pour cette population active croissante. La Turquie bénéficie en effet de l'effet de transition démographique. Les naissances baissent, alors que la baisse de la mortalité infantile précédente permet un accroissement en proportion de la population active. Cela permet une croissance économique forte comme la France dans les années 50-70. Mais la natalité a déjà fortement baissé et l'ouest du pays est déjà bien en dessous du seuil de reproduction. Il faut que la Turquie profite de ce court laps de temps pour se développer. Mais le gros problème turc c'est le gros déficit commercial. Car c'est bien là que le bât blesse. Erdogan a fait comme Mitterrand en 81, il a fait une relance économique keynésienne sans vraiment faire de politique industrielle et de protectionnisme. Bref du Keynes sans le cadre théorique et commercial qui va avec. La dévaluation de la lire turque est donc un phénomène assez normal et cela nourrit la forte inflation . Le déficit commercial turc a ainsi atteint plus de 110 milliards de dollars en 2022. En 2021 la lire turque a ainsi perdu 44% de sa valeur face au dollar nourrissant l'inflation des produits importés.
Le pari d'Erdogan est probablement de valoriser les productions locales, mais le tissu économique est quelque chose de fragile. Il est dangereux de faire des changements aussi brutaux quand on n'a pas la base industrielle pouvant permettre de vite lancer des productions locales en lieu et place des importations. Car en ce cas les consommateurs n'ont pas le choix ils doivent payer les prix plus cher des produits importés, les productions locales n'étant pas encore capable de répondre aux besoins. Nous modérerons notre avis sur la question en soulignant le fait que contrairement à la France ou à la Grèce, la Turquie a bien développé son industrie. Elle représente 27% de l'emploi en 2021 et l'on constate que la part de l'emploi industriel a bien augmenté vers 2005 environ. À noter que l'industrie pèse le même poids sur l'ensemble du PIB soit environ 27% ce qui est bien mieux que la Grèce ou la France avec à peine 10% … Donc on le voit, la situation, la Turquie n'est pas totalement noire malgré cet énorme déficit commercial et sa très forte inflation. Le pays a une base industrielle contrairement à des pays comme la France. C'est juste qu'à l'heure actuelle les importations sont trop fortes par rapport à la production locale. Est-ce que la seule dévaluation peut résoudre le problème, j'ai comme un doute, car malgré une dévaluation de 44% c'est le trou commercial. Et la baisse est constante depuis 2008, or, la balance commerciale ne s'améliore pas. Il faudrait donc une autre politique probablement plus interventionniste et protectionniste visant à substituer des importations par des productions locales. On le voit si la politique monétaire est importante, elle ne peut pas tout.