Je ne parlerai pas de l'affaire récente de la petite Lola pour ce qu'elle représente. Non que je sois insensible à ce genre de chose ou je pense qu'il ne s'agit que d'un fait divers . Il est en partie révélateur de la dégradation de la société française dans son ensemble avec une déstructuration à tous les étages judiciaire, policière, frontalière, politique, économique et même culturelle. Il ne s'agit pas ici de réagir à cette affaire directement, mais plutôt de mettre en exergue les réactions à cette affaire. Et je ne parle pas ici des récupérations politiques à droite ou à gauche, mais plutôt de la façon dont l'ensemble médiatique a réagi. Car l'affaire est révélatrice au fond de la grande horreur de ce que sont devenus les médias français et occidentaux en général. Beaucoup ont fait remarquer à l'occasion le cynisme du présentateur vedette Cyril Hanouna qui a fait une fête pour son record d'audience, record qui avait eu lieu lors de la révélation de cette affaire. Il s'agit là doublement d'un révélateur. D'une part, cela relève le fonctionnement réel des médias , celui de la course à l'audience. Et d'autre part le fait que cette émission soit l'émission « politique » la plus regardée de France est aussi révélateur de l'époque et de la catastrophe que représentent les médias dans leur ensemble, notamment les médias dominants par leur audience.
La course à l’abîme depuis les années 80.
Je ne jugerais pas ici Hanouna, car il n'est que le jouet d'un système structurellement malsain. Pour le dire à la manière d'un Bourdieu, ce n'est pas la personne le problème, mais le champ dans lequel elle évolue. Cyril Hanouna est ce qu'il est que parce qu'il correspond à la nécessité de fonctionnement correspondant à la tache qui est la sienne. En clair si Hanouna n'était pas tel qu'il est, il ne se serait pas à la fonction qu'il exerce, et un autre l'aurait remplacé, probablement tout aussi odieux par son comportement . Je sais que la population en générale fait beaucoup de cas de la liberté humaine. Nous aimons bien volontiers nous croire libres de nos actions et de nos pensées, mais généralement ce n'est pas le cas. Et plus vous êtes lié économiquement à une structure, une organisation, et moins vous pouvez exercer votre liberté. La morale n'explique globalement rien de l'évolution de nos sociétés, nous sommes souvent faibles face à ce qui peut nous terrasser économiquement. Les hommes d'autrefois n'étaient pas meilleurs ni pires. Mais les structures de la société dans laquelle ils naviguaient étaient différentes. Les rapports de force sociaux et économiques étaient différents. Cela ne veut pas dire non plus que l'on doive excuser pour autant les comportements les plus vils, mais simplement que condamner ces derniers ne résoudra en aucune manière la problématique. S'il ne s'agit que de faire de la posture morale alors on ne fait que finalement répéter la mécanique des médias dont les postures ne servent qu'à se faire bien voir et faire de l'audience.
Au final, le comportement d'Hanouna n'est guère différent du journaliste qui cherche le scoop à tout pris. Qui se souvient de la mort de la petite Omayra Sanchez sait que les médias sont capables des pires saloperies pour faire de l'audience, et ce depuis longtemps. Cependant, il faut bien reconnaître que la situation médiatique s'est globalement dégradée depuis les années 70. Là où les faits divers pouvaient remplir une partie des journaux télévisés, ils sont aujourd'hui l'essentiel de l'information. Pierre Bourdieu avait bien vu le changement qu'il pensait être le résultat d'un changement de référentiel d'autorité. Pour faire simple, le journalisme d'autrefois était un journaliste écrit. Au sortir de la guerre, c'était essentiellement le journalisme d'écriture qui faisait la référence dans le domaine de l'information. Et la télévision bien qu'étant le média montant dans les années 60-70 avait encore comme référence les journaux écrits. Le domaine de l'écrit a ceci de particulier qu'il est plus lent, moins sensationnel par nature que la vidéo. Il fait naturellement plus appel à la réflexion que l'information visuelle, qui elle est beaucoup plus influencée par les sentiments, les impressions, les réflexes. Ce que je dis ici n'a évidemment rien de nouveau, mais il est important de le rappeler . Une partie importante des problèmes de nos sociétés vient du passage d'une société de l'écrit à une société de la vidéo, c'est encore plus vrai avec les évolutions médiatiques récentes et l'influence grandissante du streaming vidéo qui n'existait pas à l'époque de Bourdieu.
À la fin des années 70, le poids relatif de l'écrit dans l'information baisse de façon importante. La télévision devient la référence de l'information . Et dans les années 80, la privatisation de TF1 va précipiter en quelque sorte le passage de l'information de l'écrit vers le journal télévisuel qui devient LA référence de l'information au détriment du journalisme classique. Ce changement des rapports de forces médiatiques va entraîner l'effondrement du niveau de la presse écrite qui va finir par singer en fait la télévision. La course à l'audience qui est le cœur de la motivation d'action dans l'audiovisuel va entraîner une perte progressive de la qualité qui pouvait encore prévaloir dans l'Ancien Monde. L'effondrement n'a pas été immédiat, mais progressif parce que les individus élevés dans l'univers d'autrefois ont gardé des habitudes acquises à ce moment-là. Ils ont en quelque sorte tenu la baraque alors que la structure se transformait et s'abêtissait petit à petit. L'information en France pouvait encore faire illusion à la fin des années 90 grâce à cette inertie culturelle liée au passage des générations. Mais elle s'effondrera au début des années 2000. L'arrivée de la télé « réalité » va finalement faire entrer la télévision française brutalement dans l'âge de la débilité généralisée. À quoi bon faire des efforts de qualité, la seule chose qui compte vraiment c'est l'audience et les revenus de la publicité qui en découle. Les émissions d'Hanouna ne sont en définitive que le stade terminal d'une évolution qui a commencé dans les années 70. Le stade terminal de l'audimètre en quelque sorte.
Nouveaux médias et mimétisme
L'abaissement continu de la télévision provient de cette course effrénée à l'audience, parce qu'elle conditionne en grande partie l'existence économique même du média. Mais comme vous le savez la télévision elle-même décline aujourd'hui remplacée par le streaming et les réseaux sociaux. Si le streaming vidéo a les mêmes tares globalement que la télévision, on peut même considérer que c'est pire parfois. Les réseaux sociaux ont eux mis en avant le fait que la seule mécanique économique n'explique pas totalement le phénomène de la course à l'audience. Même de simples citoyens qui ne gagnent rien en postant des twitt recherchent souvent ce moment de gloire qui consiste à avoir beaucoup de retweett et de like pour user des termes du milieu. Être sous les feux du projecteur est en soi une motivation suffisante, semble-t-il, pour se comporter de la façon la plus horrible qui soit pour certains pour certains.
En tout cas, si les nouveaux médias n'ont globalement rien arrangé sur le plan qualitatif, ils permettent tout de même à des microcosmes de pensées indépendantes d'exister. Tout n'est pas forcément noir au niveau des nouveaux médias. Et si l'égalisation du processus de production et de circulation de l'information produit souvent de fausses nouvelles et des erreurs, elle permet aussi la circulation de vérités et de points de vue souvent étouffés par l'autre gros point noir des médias, le mimétisme. Car nul n'est plus mimétique qu'un présentateur télé. Le journalisme moderne qui est devenu un peu la caisse de résonance de toutes les idées reçues du milieu bourgeois ne fait que démontrer la force du comportement moutonnier des individus. Les médias sont un éloge permanent à la psychologie des foules de Gustave Lebon. À ceci près que la foule en question en France se résume aux croyances du petit univers bourgeois parisien. C'est que la France a comme caractéristique première d'avoir une élite qui est produite dans un substrat sociologique extrêmement étroit . Particulièrement dans les milieux proches du pouvoir comme le sont les journalistes médiatiques. C'est probablement pour ça que l'impression de pensée unique produite par le mimétisme est plus fort en France qu'ailleurs, ainsi que la défiance vis-à-vis des médias qui en résulte.
Le mimétisme est un mécanisme assez simple. Le but du communicant n'est pas d'informer, mais d'utiliser l’information comme vecteur d'amélioration de sa propre image, de son audience. Pour y parvenir, le meilleur moyen est de faire en sorte de dire tout haut ce que tout le monde pense et croit savoir. Ou du moins ce que le producteur ou le passeur de « l'information » croit que tout le monde croit savoir. Bourdieu appelait ça l'information omnibus, celle qui ne nécessite pas de savoir extérieur, c'est une évidence en quelque sorte. L'on voit ici que les faits divers sont particulièrement pratiques pour ceux qui sont en recherche de promotion par la communication. À l'inverse, si vous parlez de choses complexes qui nécessitent des connaissances importantes sur un sujet ou un travail de réflexion, vous n'êtes plus dans l'information omnibus. Cette simple remarque explique l'abaissement général du niveau d'information. Il y a une contradiction entre l'information réelle, qui peut nécessiter des contraintes de connaissance préalables et la facilité de sa diffusion à un maximum de personnes. Les journaux sont donc réduits à faire de l'amusement public à coup de faits divers. Lors de la question du COVID nous eûmes une démonstration terrifiante de ce phénomène. D'un côté des autorités de savoir qui produisaient des informations souvent biaisées par le truchement de la corruption, mais qui parce que faisant autorité étaient reprises en groupe par les médias sans questionnement. De l'autre une population perdue qui a parfois répété à l'envi le discours officiel et parfois au contraire s'en est allée à construire des récits farfelus de grands complots . Le grand perdant dans tout ça fut la vérité qui est forcément plus nuancée et moins extrême que les discours d'alors.
Le processus de montée aux extrêmes produit par discours mimétique est aggravé par la fragmentation sociale actuelle. Comme je l'ai dit, l'information omnibus est une information que tout le monde connaît en quelque sorte. Mais en fait ce tout le monde va dépendre aussi du milieu culturel dans lequel vous évoluez. L'information omnibus est une information que tout le monde connaît, mais elle n'est souvent qu'une évidence dans le milieu ou la société d'où vous venez. S'il peut exister des évidences assez universelles, d'autres peuvent n'être que des évidences locales. Mais comme le milieu journalistique et télévisuel français est extrêmement étroit, l'information omnibus qu'il pourvoit parfois se heurte aux évidences des autres milieux sociaux du pays. On a alors ces affrontements colossaux qui se font entre les croyants d'une idée reçue d'un milieu contre les idées reçues d'un autre milieu. Avec évidemment l'évidence que le milieu d'en haut a des évidences nettement plus vraies que celle des autres milieux sociaux, du moins c'est ce que croient ceux d'en haut. Dans la série des évidences conflictuelles qui reviennent sans arrêt il y a bien évidemment le sujet de l'immigration. Les uns pensent que son bénéfice est une évidence alors que l'autre groupe pense l'inverse. Et au milieu de l'affrontement entre ces informations omnibus meurt la vérité qui est forcément moins absolue.
À notre échelle que peut-on faire contre ces phénomènes? Pas grand-chose, je le crains en dehors d'un évident comportement de sagesse et de recul lorsqu'il s'agit de transmettre ou fournir une information. Il est possible que la circulation de l'information moderne soit le cimetière de nos sociétés démocratiques. Sans une information saine, il est impossible de vraiment faire fonctionner une démocratie. Guidés par la mode du moment, les hommes politiques qui sont les jouets de ces processus d'information contradictoires fondés sur des modes et des moments ne peuvent plus diriger rationnellement nos sociétés. Pire que ça, leur sélection se fait uniquement sur la bonne phrase ou la bonne réaction du moment . Macron s'il est un président lamentable n'en demeure pas moins un maître dans le contrôle et la maîtrise de la communication. Il a bien compris que la rationalité n'a pas de prise sur ces phénomènes. Comme disait Keynes à propos des marchés financiers « Mieux vos avoir tort avec la foule que raison contre elle. Sinon elle vous écrase ». Pour l'avenir de nos sociétés, c'est absolument dramatique. La crise énergétique est en partie liée à ça puisque l'information sur l'énergie depuis des décennies a été déformée par quelques idéologues pseudo-éclogiste surreprésentés dans les médias dont on paye aujourd'hui le prix. Et il n'est pas un sujet qui ne subisse les affres de l'information déformée par tel ou tel phénomène de foule médiatique.
A voir et à revoir la vidéo de Pierre Bourdieu sur le journalisme.