Alors que beaucoup s'extasient sur les I.A comme GPT-3 ou encore sur les engins d'Elon Musk qui promettent monts et merveilles techno-scientifiques, il semble que la réalité de la science mondiale soit en fait beaucoup moins reluisante. En effet, alors que l'actualité parfois peut faire croire à un formidable mouvement d'accélération du progrès scientifique et technique, il semble que cela est en réalité une chimère. Loin d'accélérer la science qui semble de moins en moins créative, c'est en tout cas ce que l'on peut lire sur cet article récent de la revue Nature. Ce n'est pas qu'il n'y a plus de recherche scientifique, bien au contraire il n'y a jamais eu autant de scientifiques et d'ingénieurs sur terre . D'autant qu'aux anciennes grandes puissances scientifiques occidentales se sont ajoutés les pays d'Asie de l'Est et la Chine en particulier. Cependant, l'on constate que s'il y a toujours de nombreuses publications scientifiques, elles sont plus rarement qu'autrefois révolutionnaires sur le plan conceptuel. Et comme vous pouvez le voir sur le graphique de Nature le déclin ne date pas d'hier.
Si la revue Nature s'intéresse ici à la capacité de rupture scientifique fondamentale, le ralentissement en termes de progrès technique avait déjà été bien vu par certains auteurs. Jacques Ellul dans son livre « Le Grand bluff technologique » avait déjà souligné la transformation de la technique à la fin des années 60. Pour lui si la technologie avait bien amélioré la vie de nos concitoyens après guerre surfant sur les grandes découvertes du début du vingtième siècle et des investissements massifs liés en partie malheureusement aux conflits militaires (seconde guerre mondiale et guerre froide), le progrès en termes de gain réel devenait progressivement de plus en plus ténu. Tout se passe comme si nous suivions une courbe logarithmique avec un ralentissement de plus en plus prononcé des gains que la technique offre en terme d'amélioration de la vie pour la population. Au progrès avec un grand P s'est substitué petit à petit, un progrès fait d'accumulation de gadget ne changeant pas fondamentalement la situation de la vie courante. On est passé de l'électricité, de la machine à vapeur ou au moteur à explosion à la capacité fabuleuse de changer la couleur d'une voiture instantanément. C'est une allégorie de l’aplatissement progressif de l'intérêt du progrès technique.
L'autre facteur qui n'est pas passé inaperçu aux yeux des économistes c'est la baisse tendancielle des gains de productivité dans les pays industrialisés. Nous avons effectivement des prouesses qui sont réalisées aujourd'hui en matière de robotique et de technique d'automatisation, mais en réalité si elles sont impressionnantes la plupart du temps, elles sont loin de pouvoir produire les incroyables gains de productivité qu'ont produits par exemple le fordisme et la mise en place du travail à la chaîne. L'organisation scientifique de la production a fait des prouesses qu'aucune technologie actuelle ne pourrait approcher de loin. Imaginez en 7 mois seulement en 1914 la production de voiture Ford passe de 840 minutes de travail pour monter un châssis par ouvrier à seulement 93 minutes . Même les plus belles mécaniques d'automatisations actuelles auraient du mal à produire un tel gain de temps. Or les gains de productivité ont conditionné la croissance par tête et la hausse du niveau de vie globale . Si une bonne part de la croissance a été longtemps le fruit de la hausse de la population, c'est surtout la hausse de la productivité qui a permis l'amélioration des conditions de vie du plus grand nombre. C'est aussi la hausse de la productivité du travail qui a permis pendant longtemps la hausse simultanée des salaires et des gains pour les actionnaires. La fin des trente glorieuses n'est pas sans rapport avec le ralentissement du progrès en termes de gain de productivité. Le capitalisme qui ne suivrait pas à la stagnation de la croissance a cherché d'autres moyens pour survivre. La globalisation a sans doute été un moyen momentané pour repousser l'inéluctable échéance du ralentissement du progrès technique et donc la fin de la croissance infinie pour les bénéfices.
Problème de modèle économique ou simples limites atteintes ?
Alors à ce stade l'on pourrait se poser plusieurs questions . Quelle serait la conséquence sur nos sociétés d'un arrêt du progrès technique en tout cas du point de vue des gains de productivité, et les effets sur l'économie? Mais aussi quelle est l'origine de ce ralentissement à voir de cet arrêt progressif ? Je ne parlerai ici que de la seconde question, la première demanderait beaucoup de temps et je l'aborderai probablement dans un autre texte. Pour ce qui est de savoir d'où vient le problème, les hypothèses sont multiples. Et il sera bien difficile à ma modeste personne de savoir avec certitude quel processus entraîne ce phénomène. La première hypothèse, celle qui est la moins inquiétante, c'est que ce ralentissement est le produit du mode de fonctionnement de la science moderne. Car la science d'aujourd'hui fonctionne assez différemment de la science du 19e. Autrefois, les questions économiques et la question des brevets, en tout cas en Europe, étaient assez secondaires. L'éducation humaniste et la volonté de comprendre le monde qui nous entoure et de maîtriser la matière étaient le moteur de l'action scientifique. Et la science était beaucoup moins professionnalisée qu'aujourd'hui . Un homme ayant une carrière comme Michael Faraday serait assez peu imaginable de nos jours. L'éducation a elle aussi fortement changé. Il se peut que nous ne formions plus les esprits de manière aussi créative que ne le faisaient nos institutions autrefois. En massifiant l'instruction, nous l'avons peut-être détérioré et donc amoindri d'une certaine manière la créativité des scientifiques. Il se peut aussi que notre façon de sélectionner nos scientifiques soit mauvaise.
L'autre facteur à mon avis plus important est que le financement de la science, elle-même a changé. Depuis les années 70 sous l'influence américaine, la science s'est petit à petit mise au service du marché. Pour obtenir des financements de recherches parfois très coûteuses, il faut désormais courtiser les acteurs privés et donc faire miroiter des retours sur investissement. De fait la recherche fondamentale, celle qui produit les ruptures majeures, a petit à petit été délaissée au profit d'une recherche à plus court terme pour permettre à des innovations peu utiles, mais très rentables d'être mises au point. De fait, l'organisation à seul but lucratif de la recherche aurait petit à petit paralysé la véritable recherche, celle qui n'a aucun but lucratif, mais qui cherche des réponses à des questions, quel que soit l’intérêt en matière d'application pratique. Quand le mathématicien George Boole invente l'algèbre de Boole et la logique binaire au milieu du 19e siècle, il n'y a pas vraiment d'application pratique à son invention. Et pourtant c'est grâce à l'algèbre de Boole et à l'invention de l'effet transistor qui permettra son usage pratique que la révolution informatique va se produire. D'abord avec les transistors à lampe puis avec les transistors sur silicium qui vont permettre une miniaturisation si grande que nos processeurs actuels possèdent des milliards de transistors à la surface.
On peut donc supposer qu'avec la réduction des investissements publics dans la recherche et la privatisation de celle-ci l’approche scientifique a changé en réduisant à long terme la créativité et donc les changements de paradigme capable de faire de vraies ruptures scientifiques. Rappelons que les grands programmes des recherches publiques étaient aussi motivés pour des questions de compétition militaire internationale. Le programme Apollo, s'il a eu d'incroyables répercussions scientifiques avec la mise au point de la pile à combustible ou du laser par exemple, avait surtout comme objectif de développer des lanceurs capables d'emporter à terme des ogives nucléaires. La compétition entre les différentes puissances a donc participé à l'énorme innovation qu'a connue le vingtième siècle. C'est moins vrai aujourd'hui. Même s'il y a des conflits , la guerre en Ukraine nous le rappelle tristement, on est très loin pour l'instant des efforts que les états ont pu fournir pendant la Seconde Guerre mondiale ou pendant la guerre froide en matière de recherche. De la même manière, une bonne partie des programmes nucléaires civile avaient pour but de produire des matières fissiles et du plutonium pour les armes nucléaires. C'est d'ailleurs probablement parce qu'elle ne produisait pas ce type de déchet que la filière au thorium n'a pas été choisie contrairement à l'uranium.
Enfin, dernière hypothèse, la science est moins créative parce qu'il est aujourd'hui simplement beaucoup plus difficile de découvrir des choses réellement nouvelles. Il s'agit là de l'hypothèse la moins optimiste parce qu'elle ne dépend absolument pas d'une politique ou d'une action qui serait à notre portée, mais simplement des contraintes physiques de notre monde. Si à l'époque de Farraday un peu de limaille de fer,du papier, un crayon, un solénoïde et un courant électrique ont suffi pour montrer le lien entre l'électricité et le magnétisme , donnant l'électromagnétisme mis en équation ensuite par Maxwell. Faire le même type de découverte aux échelles infinitésimales demande immensément plus de moyens. Par exemple, nos scientifiques, pour chercher le fameux boson de Higgs, particule qui donne une masse aux autres particules, ont dû faire construire l'immense LHC (Grand collisionneur de hadrons) entre la Suisse et la France. Un anneau construit sous terre de près de 27km de circonférence, tout ça pour accélérer des protons à la vitesse la plus proche possible de celle de la lumière pour les faire entrer en collision. On le voit, au début, les premières lois de la nature furent assez facilement accessibles pour peu qu'une personne rigoureuse s’attelle à la tâche souvent avec ténacité. Mais petit à petit, les lois de la physique deviennent difficiles et très coûteuses à observer. On assiste à une inflation exponentielle des coûts des instruments de recherche pour aller à la limite de nos connaissances, il s'agit pourtant du seul moyen pour réellement faire progresser la science fondamentale.
Cela se vérifie dans d'autres domaines comme la biologie. Lors de la découverte de l'ADN puis lors de l'analyse complète de l'ADN humain, on a supputé avec présomption que nous pourrions vite guérir les maladies génétiques, prévoir les cancers et faire des miracles. Il s'est avéré que c'était beaucoup plus compliqué qu'on ne le croyait et que la biologie par nature est fortement holistique . De sorte qu'il est bien difficile en médecine et en biologie de faire une séparation nette entre les problèmes . L'interdépendance des variables est un véritable casse-tête dans ces disciplines. On pourrait d'ailleurs dire la même chose pour d'autres sciences comme le celle du climat, même si certain prétendent tout prévoir avec leurs modèles mathématiques. De fait, la science moderne se heurte simplement à une réalité beaucoup plus complexe qu'on ne pouvait l'imaginer à l'époque d'un Newton ou d'un Descartes et c'est cette complexité qui produit ce ralentissement au fur et à mesure que nous nous rapprochons d'une compréhension plus fine de la réalité. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura jamais plus de révolution scientifique, mais que ces dernières seront probablement plus éparses et plus rares qu'elles n'ont pu l'être lors de ces deux derniers siècles. Et puis à bien y réfléchir qu'il reste plein de mystères que nous n'arrivons pas entièrement à comprendre, est-ce si dramatique ?