Depuis quelques années on sent poindre aux USA un changement d'orientation macroéconomique. La montée en puissance de la Chine commence à sérieusement inquiéter les impérialistes américains, car la structure de l'économie américaine est totalement liée à la capacité des USA à émettre de la monnaie mondiale. Comme nous en avons déjà parlé, je ne vais pas trop m'étendre sur le sujet. Mais le dollar américain bénéficie depuis 1944 d'un statut particulier faisant de lui une monnaie de réserve et d'échange international comme l'était la Livre sterling pendant un temps, ou l'or. Le dollar jusqu'en 1973 était d'ailleurs gagé sur l'or ce qui garantissait jusque là que les USA ne puissent justement émettre autant de dollars qu'il le désirait sous peine d’entraîner un rachat de leur stock d'or par les puissances étrangères. Mais ce système prit fin en 1973 et les USA purent alors émettre autant de dollars qu'ils le désiraient produisant une grande partie des crises que la planète connaît depuis. Les USA ont par exemple utilisé l'émission monétaire pour en quelque sorte faire payer aux Européens et aux Japonais une partie du coût de la guerre du Vietnam.
À l'époque la crise inflationniste a été imputée uniquement au choc pétrolier, mais c'est oublier que les prix du pétrole sont très vite retombés alors que la crise inflationniste fut bien plus longue. On peut probablement imputer une grosse partie de l'inflation de l'époque à la fin de l'étalon or et à l'émission massive de dollar. C'était la fameuse phrase de John Bowden Connally « Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ». Nous ne sommes pas sorties de cette situation depuis bien au contraire. Les USA n'ont plus que leur statut de monnaie international comme moyen pour maintenir leur croissance et leur économie. Notons que le caractère virtuel de l'économie américaine s'inscrit dans le fonctionnement de ses entreprises « géantes ». La survalorisation des actifs et des actions s'inscrit dans cette capacité à produire de la monnaie et rien d'autre. L’extraordinaire aventure d'un type comme Elon Musk n'a de sens que dans une économie virtualisée. Les entreprises d'Elon Musk n'ont pas construit leur fortune sur des gains réels. La plupart d'entre elles n'ont jamais été bénéficiaires, mais uniquement grâce à la valorisation boursière. L'économie étrange des USA est une économie où il faut attirer le capital dans des rêves de valorisation qui n'ont plus aucun rapport avec l'économie normale, celle qui découle d'un calcule investissement, coût, bénéfice. Et c'est parce que la bourse américaine est maintenue artificiellement par des injections monétaires permanentes qui « sauvent » l'économie US quand elle est en crise que ce type de comportement est possible. On est dans la spéculation pure. Et c'est un des effets à mon avis de ce statut monétaire absurde.
Donc on le voit rapidement ici, ce statut doit à tout prix être maintenu, ou le roi sera nu d'un seul coup. Déjà comme l'a souligné récemment Emmanuel Todd, la réalité des USA transparaît dans les capacités de production réelle, comme celle de la guerre. Les USA n'arrivent pas à suivre le rythme de production d'un pays comme la Russie pourtant théoriquement plus pauvre et beaucoup moins peuplé. Quand les USA ne peuvent pas acheter quelque chose, leur capacité réelle de production apparaît immédiatement. C'est dans ce contexte d'un pays totalement financiarisé ne vivant que de rentes, et occupant sa population dans des Bullshit jobs du tertiaire, qu’apparaît la dangereuse concurrence chinoise. De deux manières en premier lieu, le yuan peut se substituer au dollar dans les échanges. C'est d'ailleurs ce qui commence à arriver et de plus en en plus de pays veulent utiliser d'autres monnaies que le dollar pour acheter et vendre sur les marchés internationaux. Les capacités de production ayant été délocalisées ailleurs qu'aux USA le monde n'a plus vraiment besoin de l'Amérique. Particulièrement d'une Amérique qui achète sans jamais rien produire, ce qui se traduit par ses énormes déficits commerciaux.
Si les USA ont effectivement été un temps la nation indispensable surtout après la Seconde Guerre mondiale, la délocalisation massive des capacités de production de ce pays a mis fin à cette réalité depuis longtemps. Et c'est paradoxalement ce statut monétaire qui s'est retourné contre eux. Les producteurs locaux étant devenus inutiles puisque les USA peuvent acheter tout ce qui est produit ailleurs avec des dollars qui ne tiennent à eux d'émettre. Cette question est d'ailleurs mal comprise aux USA puisqu'on apprend chez Bruno Bertez que le conseiller commercial de Trump, Lighthizer, veut dévaluer le dollar pour favoriser la production aux USA. En théorie on ne peut pas lui donner tort, le problème c'est que les USA ne contrôlent pas leur monnaie et sa valeur. De la même manière qu'ils peuvent émettre autant de dollars qu'ils veulent sans produire d'inflation chez eux, ils ne peuvent pas dévaluer leur monnaie. Pourquoi ? Parce que les autres pays adaptent leur monnaie au marché américain. La mécanique est simple, les autres pays maintiennent la valeur de leur monnaie en achetant des dollars ou en les vendant, suivant les besoins. Les marchés US étant centraux, du moins jusqu'à présent, il faut tout faire pour faire en sorte que les produits que vous vendez ne soient pas trop chers sur le marché américain. C'est pour ça que des pays comme le Japon par exemple n'hésitent pas à dévaluer par rapport au dollar. De toute façon, on achète très peu de choses produites aux USA, donc une dévaluation n'a pas d'effet fortement inflationniste sur ce plan.
À l'inverse les USA peuvent donc acheter, à pas cher, les produits provenant des pays qui dévaluent par rapport à eux. D'où ce discours récent et un peu ridicule sur l'appauvrissement relatif des Européens par rapport aux USA. Parce qu'acheter quelque chose aux USA ça coûte très cher pour un Européen à l'heure actuelle, parce que l'euro s'est affaibli par rapport au dollar. Mais en réalité cela ne signifie pas un appauvrissement, c'est le produit du statut du dollar et du marché monétaire . Et à part pour les touristes rares sont les Européens à acheter plus cher leurs biens à cause de la hausse des prix des produits américains, nous ne leur achetons en réalité pas grand-chose. La plupart des produits des multinationales américaines ne viennent pas USA, mais d'Asie ou d'Europe. Mais dans le même temps comment les USA peuvent-ils rééquilibrer leur balance commerciale et se réindustrialiser si personne ne peut acheter leurs produits à cause de la surévaluation monétaire ? L'idée de dévaluer le dollar comme le préconise Lighthizer n'est donc pas stupide bien au contraire, le problème c'est que cette solution n'est pas praticable, parce que les USA ne contrôlent pas leur monnaie. La majorité des dollars qui circulent dans le monde le font en dehors des USA par exemple. C'est tout le problème d'avoir une monnaie internationale, cela vous rend à la fois tout puissant et impuissant. Les Américains eurent mieux fait d'écouter Keynes lors du traité de Bretton Woods qui leur proposait de créer une monnaie internationale ne dépendant d'aucun pays en particulier. Ils ne se seraient pas retrouvés dans cette triste situation.
Protectionnisme ou sanctions commerciales contre la Chine?
C'est donc dans ce contexte qu'arrive le retour du protectionnisme américain. Beaucoup se réjouissent de ce retour en particulier en France puisqu'une partie de la population a bien conscience des méfaits du libre-échange qui n'a jamais été à l'avantage de notre pays bien au contraire. Certains voient donc dans cet apparent changement de direction aux USA une chance pour faire de même en France et en Europe. Mais j'y vois surtout une erreur d'analyse quant aux mesures prises par les USA et l'administration Biden. Un peu comme nous nous sommes trompés sur les motivations du Brexit de la part des élites anglaises, nous nous trompons sur les mesures protectionnistes américaines. Si on peut saluer le fait que cette action américaine montre que la pensée unique libérale a fait son temps, cela ne signifie pas pour autant qu'il y est une réelle volonté de changement aux USA. Si l'on regarde les mesures prises par Biden on n’est pas vraiment dans une optique de réindustrialisation. Certes, ils distribuent des aides directes pour les batteries électriques. Mais la dernière mesure qui concerne la taxation des importations ne concerne que les productions chinoises.
Or les USA ont d'énormes déficits avec toute la planète, pas seulement la Chine. Ils viennent par exemple d'annoncer une taxation à 25% sur les produits informatiques produits en Chine. Quel sera à votre avis l'effet sur la production ? Les usines vont-elles subitement revenir aux USA ? Bien sûr que non, puisque tout coûte plus cher aux USA pour la raison que j'ai énoncé précédemment qui est lié à leur statut monétaire. Ce qui va se produire c'est simplement que les produits informatiques destinés aux USA seront désormais produits ailleurs, au Vietnam, en Inde ou plus près au Mexique. On remarque d'ailleurs, depuis quelque temps, que les grandes entreprises chinoises investissent massivement au Mexique, comprenant probablement que les mesures anti-chinoises américaines vont se multiplier. En réalité, la situation entre les USA et la Chine rappelle celle des USA et du Japon dans les années 80. La grosse différence c'est que la Chine dépasse désormais les USA en termes de taille et que leur stratégie ne va probablement pas fonctionner. Car il ne s'agit pas de réindustrialiser les USA, mais surtout de casser la Chine.
Si le protectionnisme américain visait réellement à réindustrialiser, les taxes concerneraient tous les produits importés par secteur et pas seulement les produits chinois. La stratégie américaine est donc de réduire leur espace impérial en éliminant la Chine de la liste des lieux de production pour leur marché intérieur. En réduisant l'espace impérial, ils espèrent pouvoir conserver leur statut monétaire dans cet espace plus restreint, certes, mais plus facile à contrôler. La lutte qui se déploie aujourd’hui en particulier en Asie est de ce point de vue particulièrement parlante. Les USA multiplient les actions diplomatiques pour plaire aux diverses nations d'Asie comme le Vietnam, les Philippines ou la Thaïlande. Il s'agit de réduire l'espace d'influence chinois au maximum. Malheureusement, ces mesures arrivent bien tard. La Chine est déjà largement le premier partenaire commercial de ces pays. Plus largement la Chine est désormais le premier marché mondial dans bon nombre de secteurs. La seule différence avec les USA c'est qu'elle est productrice comme les USA de 1945. Elle ne domine pas par la consommation, mais par la production. Ce qui donne un rapport politique différent avec ses partenaires potentiels. Nous le voyons donc ce n'est pas du protectionnisme ce que font les USA. Ce sont des politiques de sanction économique. C'est exactement la même chose qu'avec des pays comme l'Iran ou Cuba. La grosse différence c'est que la Chine est l'atelier du monde et que son énorme population lui permettrait en théorie de se passer complètement des exportations en réalité. Il faudrait pour cela qu'elle abandonne sa politique mercantiliste pour s’orienter vers une politique à la New-Deal d'un Roosevelt , mais c'est un autre sujet. La vérité actuelle c'est que les USA sont plus que jamais dépendant d'un monde qui leur échappe alors que leur concurrent chinois peut vivre en autarcie, surtout avec leur nouvelle alliance avec la Russie provoquée par l'imbécillité des stratégies américaines sur l'Ukraine.