Une nouvelle preuve du divorce des Français d'avec leurs élites vient d'être apportée par l'étude sur les idées que se font les Français du protectionnisme. Cette étude commandée à l'IFOP pour l'occasion de la conférence sur le protectionnisme européen est relativement surprenante, y compris pour moi d'ailleurs. En effet, il semble que les thèses protectionnistes soient beaucoup plus admises que ce à quoi l'on pouvait s'attendre même en étant fortement optimiste. Il faut dire que le démocrate que je suis pensait, tout de même, qu'il y avait encore un certain lien entre le vote ou les orientations de vote de la population et son avis sur les questions économiques. De ce fait, je pensais bêtement que puisque l'UMP et le PS pèsent encore lourdement sur le plan électoral, leurs candidats restant en tête pour les élections présidentielles, c'est que les Français dans leurs majorités étaient encore pour le libre-échange, ou du moins qu'ils y étaient résignés. Et bien, c'était une erreur, il semble bien que les Français soient capables de rejeter massivement le libre-échange tout en continuant à voter pour les partis classiques. Bien évidemment, ces sondages prennent en compte les abstentionnistes si nombreux dans notre pays, mais même en regardant chez les militants politiques des partis dominants, ce que fait cette étude, le protectionnisme est largement plébiscité.
Ces graphiques proviennent de l'étude Ifop
Cette fois nous pouvons réellement conclure à un déni total de démocratie, tant l'écart entre ceux qui nous dirigent et ceux qui votent est devenu monstrueux. Comment expliquer une telle évolution dans un système qui quoiqu'on en dise reste un système électoral donc un système dans lequel les hommes politiques ont quand même intérêt à aller dans le sens de leurs électeurs. Jacques Sapir a récemment donné son avis sur le sondage en question que vous pouvez retrouver sur le site protectionnisme.eu. Il conclut de cette évolution sur le libre-échange et l'écart avec les partis traditionnels comme cela:
"Le bon sens voudrait donc que les « grands partis » se saisissent sérieusement d’une question qui, comme l’indique ce sondage, transcende les partis et les positions sociales. Des réponses fortes et positives doivent y être apportées d’urgence, et l’on ne pourra plus s’abriter derrière l’argument d’une inaction européenne pour justifier sa propre inaction.
À défaut, il faut s’attendre à une montée en puissance des partis qui, eux, auront compris l’importance de la question du libre-échange et de la mondialisation. Il sera trop tard, au soir d’une élection, de venir le regretter."
On ne saurait lui donner tort, mais est-ce que pour autant l'on peut être d'accord avec son hypothèse de montée des partis alternatifs ? Si cela parait logique, il faut tout de même rappeler que les alternatives sont anciennes. Pour rejoindre mon précédent texte sur la question de la démocratie il se trouve que la dissolution de notre démocratie n'est pas seulement du fait des politiques. Elle l'est aussi, et même surtout du fait du désintérêt global pour la chose politique. Dans mon texte sur l'étrange placidité politique des Français, j'avais indiqué que le cœur du problème était le manque de temps octroyé à la politique. J'ai cru comprendre d'ailleurs lors de la conférence du M'PEP, que Frédéric Lordon n'était pas loin de partager mes vus sur cette question. D'ailleurs lorsque l'on regarde les mouvements populaires actuels on constate le peu d'effets politiques qu'ils ont, y compris en Grèce à l'heure actuelle. Les gens ne savent pas comment changer les politiques ni quelles directions prendre. La culture politique de nos compatriotes s'étant fortement réduite depuis trente ans, et les relais classiques ayant pratiquement disparus, nous nous retrouvons en quelques sortes avec une colère populaire qui n'arrive pas à se transformer en mouvement politique. Or rien ne changera tant qu'il n'y aura pas de transmission politique de la colère populaire. Je ne sais pas s'il y a vraiment un précédent historique à cette situation, le vide des croyances collectives et l'absence de structures verticale de transmission entrainent une véritable débâcle de l'action politique.
Une débâcle qui apparaît effectivement dans cette situation où nous voyons 80% des Français être pour le protectionnisme et probablement 95% des dirigeants et des "élites" être contre. Quelque part, nous voyons aussi ici une manifestation du communautarisme produit par la poussée de l'individualisme. On reste entre soi, entre ceux que l'on connait, ce phénomène caricatural dans les banlieues et chez les populations immigrées est tout aussi valable chez les autres classes sociales. Tout se passe comme s’il n'y avait pas de transmission entre les différentes classes sociales, comme si elles étaient devenues imperméables aux mouvements externes à leurs propres milieux sociaux. C'est ce qui explique le retard qu'a eu la classe moyenne par rapport aux effets du libre-échange si on la compare avec l'évolution des classes sociales ouvrières massacrée dès les années 80. La classe moyenne et moyenne aisée n'ayant commencé à souffrir que depuis une dizaine d'années les ingénieurs commençant dans les années 2000 à découvrir à leur tour les joies de la délocalisation. On constate que la conscience du problème du libre-échange monte dans le niveau des classes sociales avec le temps, au début seuls les ouvriers voyaient le problème, aujourd'hui c'est au tour des ingénieurs et des cadres. De fait, on peut craindre que le mouvement massif actuel ne trouve pas de relais chez les classes encore supérieures, celles qui gagnent dans la mondialisation et qui n'ont en fait pas eu à souffrir de la crise. Ce cloisonnement des classes sociales enfermées dans leurs strates sociales de façon horizontale ne permet pas de traduction politique à leurs aspirations. C'est ce qui explique ces mouvements sur les retraites qui n'aboutissent à rien même si massifs. Ou encore ces mouvements des indignés qui s'épuisent déjà, alors même que la situation empire.
Mobiliser la population ne suffit pas, manifester non plus. Il faut des traductions dans les urnes et pour cela il faut des militants politiques, de nouveaux partis ou des adhésions massives dans les partis donnant des alternatives. Or malheureusement pour l'instant on ne voit rien, c'est ce qui explique la poussée d'un parti comme le FN d'ailleurs. En effet, il semble que les partis alternatifs raisonnables n'arrivent pas à décoller ni dans les sondages, ni en matière de militants. La collusion du manque de temps, les citoyens étant absorbés par leur vie quotidienne de plus en plus difficile, et la stratification sociale liée à la poussée de l'individualisme et à la mort des anciennes organisations collectives produisent un phénomène d'asymétrie entre la majorité des désirs de la population et la réalisation politique de ces aspirations. Violence, frustration et dépressions naissent de cette asymétrie déjà ancienne, mais qui atteint aujourd'hui des niveaux jamais vus avec la crise. Le pire n'est pas certain, mais cette situation est effectivement inquiétante et il reste à espérer que le bon sens auquel aspirent Jacques Sapir et Emmanuel Todd adviendra, à savoir un retour à la raison des élites actuelles qui dirigent les partis classiques. Car dans ces conditions il n'est pas exclu du tout que le FN finisse par emporter l'adhésion, lui qui s'avère être la seule organisation alternative en place à avoir la taille suffisante pour se faire élire sous pavillon protectionniste. Auquel cas des problèmes majeurs pourraient advenir pour notre pays. Il n'est d'ailleurs pas certain qu'eu égard à la réputation du FN, qu'elle soit méritée ou pas, ce dernier puisse, en toute tranquillité, imposer son programme protectionniste. Au contraire, il pourrait être le parti qui aurait le plus de bâtons dans les roues pour appliquer ce type de programme. Entre les divisions internes au pays et les pressions internationales, on imagine déjà la monter aux réactions extrêmes que cette situation pourrait engendrer. Le seul rôle positif du FN étant à mon sens la pression qu'il exerce sur les autres grands partis obligés de réagir à ses propositions.
Quoi qu'il en soit ce sondage sur l'opinion des Français vis-à-vis du protectionnisme aura peut-être un effet sur les partis principaux, même s'il est vrai qu'ils ne devaient pas totalement ignorer cette réalité. On doit espérer que les aspirations naturellement personnelles de nos politiques à l'égo démesuré suffiront à les pousser dans une direction protectionniste. La course au pouvoir pouvant justifier à elle seule de faire coïncider les discours d'avec les aspirations populaires. En ce sens, nous devons espérer que l'amour du pouvoir soit plus fort ici que la force des relations interpersonnelles et que pour une fois nos politiques se comportent à l'image des entrepreneurs politiques que décrit Jean Claude Werrebrouck. Un comportement qu'ils n'ont en fait guère eu jusqu'ici en matière de libre commerce, préférant la rupture avec le peuple à la rupture d'avec leur milieu social.