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16 octobre 2023 1 16 /10 /octobre /2023 16:07

Depuis quelques années pour ne pas dire quelques décennies la dégradation progressive de nos sociétés sous les coups de la globalisation et de la construction européenne pousse les dirigeants occidentaux apeurés à remettre en question la liberté d'expression de façon plus ou moins directe. Mais cette tentation de la limitation de la liberté d'expression n'a pas pour seule origine la remise en cause des politiques économiques menées depuis les années 70, c'est en réalité la conséquence presque mécanique d'une société pseudoméritocratique où les diplômes et les inégalités économiques deviennent des marqueurs de qualité individuelle. Comme l'a si bien montré Emmanuel Todd, les nouveaux aristocrates que ce sont les diplômés et les gens qui réussissent économiquement n'acceptent pas que des gens qu'ils considèrent comme inférieurs puissent donner leur opinion.

 

La nouvelle fragmentation sociale produite par la fragmentation scolaire crée une société fortement polarisée. Et contrairement à la société aristocratique où les possessions étaient le fait d'héritage et donnaient donc une élite qui avait conscience de ses privilèges, et pouvait concevoir le fait de devoir négocier avec le tiers état, la société actuelle produit des supérieurs qui se pensent réellement supérieurs. Le très grand égoïsme des classes sociales dominantes actuelles est paradoxalement le produit du système méritocratique des diplômes qui donne cette impression de réussite uniquement individuelle aux personnes qui en ont profité. C'est paradoxal parce que l'on imagine tout le temps qu'un système méritocratique c'est forcément très bien pour une société. Après tout, qui peut vouloir des incompétents au pouvoir, qui ne sont là que par le fait de leur naissance ? D'abord, c'est oublier un peu vite que les méritocraties occidentales reproduisent en réalité en grande partie les inégalités de naissance. La méritocratie dans le cas français en particulier est essentiellement une illusion surtout depuis quelques décennies.

 

On a donc la constitution de corps de diplômés qui ne sont pas vraiment issus d'une méritocratie puisque seules les personnes sortant d'un certain niveau social peuvent accéder aux diplômes les plus prestigieux. Mais qui bénéficie de l'image d'un corps social produit par la méritocratie. C'est extrêmement vicieux, la France récoltant le pire des deux mondes, l'incompétence de la société aristocratique accolée à la prétention produite par la méritocratie. On peut voir les effets maximisés de ce phénomène dans les grandes écoles de l'état avec l'ENA et Science Po en tête. Alain Juppé ou François Bayrou, représentants parfaits de l'incompétence permanente couplée à la prétention infinie. Ensuite, rappelons que les diplômes ne devraient pas être des marques de supériorité. Un diplôme ne fait que valider des connaissances acquises à un moment donné de la vie pour tel ou tel sujet. Passer un diplôme de physique ne vous donne pas une supériorité sur le citoyen moyen pour les questions politiques ou économiques. Malheureusement trop souvent les diplômés ont tendance à penser que parce qu'ils ont acquis un diplôme d'un certain niveau leur avis vaut plus que celui de leur boucher charcutier du coin sur tous les sujets.

 

On ne dira jamais assez à quel point l'enseignement supérieur massifié a fait des dégâts dans le débat démocratique et l'esprit démocratique. Car au fondement de l'esprit démocratique, il y a l'esprit d'égalité. Si vous ne pensez pas que tout le monde peut participer au débat alors la démocratie est déjà morte. Nous n'aurions probablement pas eu ce problème si toute la population avait fait des études supérieures, mais ce n'est pas le cas. Nous sommes donc obligés de fonctionner avec une partie de la population qui pense être supérieur à toutes les autres parce qu'elle est diplômée avec tout en haut les diplômés des grandes écoles qui pensent être aussi supérieures à tous les autres diplômés. Car les diplômés se hiérarchisent entre eux bien évidemment comme tous les systèmes hiérarchiques. Avouons que dans ces conditions le fonctionnement démocratique est déjà passablement problématique.

 

Ajoutons à cela un mécanisme là aussi bien vu par Emmanuel Todd, celui de l'obéissance des diplômés. S'il ne faut pas généraliser, il est bien évident que l'une des qualités pour réussir à l'école telle qu'elle est produite aujourd'hui, c'est bien celle de l'obéissance. En effet pour réussir son instruction, il faut obéir en grande partie aux professeurs et au système d'instruction, c'est implicite. C'est d'ailleurs l'une des raisons de la meilleure réussite des filles par rapport aux garçons dans le système scolaire actuelles, elles sont plus calmes et obéissantes. Ce faisant, on peut en déduire que le système éducatif tend à favoriser les individus faisant preuve d'une plus basse capacité de rébellion que la moyenne. Cette qualité d'obéissance se traduit politiquement par la très forte capacité des couches supérieures diplômées à obéir comme des petits soldats. Il ne s'agit pas bien évidemment de dire que tous les diplômés sont des couilles molles pour être vulgaires. Mais les personnalités atypiques capables de désobéir seront statistiquement beaucoup moins nombreuses chez cette partie de la population. On comprend dès lors mieux leur attachement à toutes les folies collectives que l'état macroniste a pu produire en particulier pendant l'épisode grotesque de la crise Covid. On comprendra également que ce n'est pas chez les plus diplômés qu'on trouvera les troupes pour renverser le système eurolibéral qui détruit ce pays.

 

La diplômecratie contre la démocratie

 

La véritable source de la mise en question de la liberté d'expression, et des principes mêmes de la démocratie, vient donc de cette scission produite par l'échec de la généralisation de l'instruction supérieure. La fragmentation de la population en couches sociales, déterminées en grande partie par son niveau d'étude, a produit une société aristocratique d'un nouveau genre . Cette fragmentation est visible un peu partout dans le pays. Christophe Guilluy a très bien décrit cette fragmentation dans son livre sur la France périphérique. Et il est clair que la bulle immobilière a favorisé aussi la séparation spatiale de ces populations par le simple jeu du marché immobilier. Paris intra-muros est l'exemple même d'une ville bourgeoise de Bac+2 et Bac+5 et plus qui a expurgé ses couches populaires. Si la bulle continue, elle pourrait même expulser ses couches diplômées, mais pas assez pour rester dans les années qui viennent.

 

C'est dans ce contexte socio-économique que s'inscrit les mesures de contrition de la liberté d'expression que nous connaissons aujourd'hui et dont la loi Digital Services Act n'est qu'un énième épisode. En effet, les atteintes à la liberté d'expression ne sont pas nouvelles en France et elles se multiplient avec la montée en puissance de la domination des diplômés. Emmanuel Todd a daté le début véritable de cette scission des élites du vote sur Maastricht en 1992. Ce n'est guère critiquable même si le phénomène a probablement commencé avant. En France, on pourrait d'ailleurs souligner cette dérive du détachement des élites par l'usage quasi pornographique de l'anglais, enfin plutôt du globish dans la vie courante du pays. L'anglais étant le latin moderne permettant aux nouveaux aristocrates de bien se détacher de la plèbe, et de camoufler la baisse du niveau en français même chez les diplômés par la même occasion. Le globish est bien évidemment surreprésenté chez les couches diplômées qui en abusent souvent de façon totalement ridicule.

 

La question de la liberté d'expression est donc fortement liée au détricotage du lien social et à l’effondrement des affects des dominants par rapport au reste de la population. La haine de classe des bourgeois diplômés a remplacé la lutte des classes des temps aristocratiques. Pendant la crise des gilets jaunes, la haine de classe était littéralement visible et certains bourgeois auraient bien aimé tirer sur la foule comme à la grande époque . Je pense sincèrement que la France n'est plus très loin de ce genre d'exaction. La mentalité des dominants est aujourd'hui mûre pour la violence et elle le montre à chaque remise en question de ses intérêts. Si nous ne risquons pas de tomber dans un système fasciste à cause de l'individualisme féroce qui dévore aussi les couches sociales dominantes, on peut quand même imaginer un système violent pour asseoir l'autorité des hommes supérieurement diplômés. C'est ici que le contrôle de la parole prend sens. Au final, la limitation progressive de la liberté d'expression n'est que la continuation de la dégradation démocratique dans notre pays, ce n'est qu'un symptôme. Et même si on réussissait à l’endiguer ce qui est douteux, cela n'empêcherait pas les dominant d’asseoir encore plus fortement leur pouvoir par la violence sous une autre forme.

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