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29 janvier 2024 1 29 /01 /janvier /2024 15:16

 

Il paraît que les Chinois et les Japonais ont le même mot pour crise et opportunité. Et effectivement, les crises sont souvent l'occasion de repenser une situation et des choix. La révolte actuelle du milieu agricole a plusieurs origines. La première est évidemment européenne. On en a déjà longuement parlé dans le précédent texte. La construction européenne d'essence libérale a mis nos agriculteurs dans une situation de concurrence totalement invraisemblable. À cela se sont ajoutées les innombrables normes pour protéger en théorie l'environnement et les consommateurs. Des normes qui bien souvent ne s'appliquent pas aux produits importés créant une aggravation de la concurrence déloyale. Tout ceci est connu et il s'agit d'un des gros points d'achoppement actuels. C'est d'autant plus problématique que ce ne sont plus les hommes politiques français qui détiennent le pouvoir, surtout en matière agricole, puisque c'est de la compétence de l'UE. Et comme vous le savez, le libre-échange est non seulement structurel au sein de cette institution, mais la remise en cause du libéralisme économique n'est propre qu'à la population française. Le reste de l'UE adhère totalement au concept de laissez-faire. Nous serons donc toujours minoritaires sur cette question.

 

Tout changement en la matière ne peut donc qu'être précédé d'une rupture avec l'UE. Et cette rupture, nos élites n'en veulent pas. Cette question est donc totalement imbriquée dans la question de la souveraineté nationale. Et il est intéressant de voir que par la problématique de l'agriculture la question européenne commence à se poser dans les médias même si nos élites sortent comme d'habitude des contre-feux pour arrêter la critique de la construction européenne. Cependant, il ne faut pas s'arrêter uniquement à la question de la construction européenne et des problèmes qu'elle pose. L'agriculture mérite mieux que ça. Elle est le cœur de la civilisation, c'est d'ailleurs cette activité qui lui a donné naissance, faut-il vraiment le rappeler ? Et les Français sont particulièrement attachés à cette activité comme une sorte de réminiscence des activités de leurs ancêtres qui l'ont pratiqué massivement pendant des siècles. S'il ne s'agit pas ici de tomber dans le passéisme de certains écologistes pour la production d’antan, il est indubitable que nous devrons repenser notre agriculture pour la rendre plus conforme au désir de la population tout en maintenant tout de même en grande partie ce que l'amélioration des gains de productivité a permis depuis 1945.

 

 

Un petit rappel ne fait pas de mal en la matière. L'agriculture est en effet le secteur qui a connu les plus forts gains de productivité après guerre. On croit généralement qu'il s'agit de l'industrie, mais non . L'agriculture française a permis de nourrir la population du pays malgré un effondrement du nombre de travailleurs dans le secteur. Et c'est en grande partie cet énorme gain de productivité qui a permis, à un pays qui avait déjà un gros problème démographique, d'alimenter en main-d’œuvre la reconstruction industrielle d'après-guerre. Alors ces énormes gains de productivité ont effectivement profondément changé l’agriculture. Certains aspects ont eu des effets dommageables sur notre environnement. Et cette question reste toujours d'actualité. Mais cela a permis aussi d'améliorer le niveau de vie de la population ainsi qu'une amélioration globale de la santé de la population. Car quoiqu'on en dise l'espérance de vie dans nos pays a bien augmenté depuis la guerre et on le doit en partie à une meilleure nutrition et à l'agriculture productive. L'agriculture productiviste a mauvaise presse alors qu'on devrait bien plus souvent lui tresser des louanges. Qu'il faille engager des efforts pour rendre la forte productivité la moins dommageable qu'il soit possible pour l'environnement, soit. Qu'on enterre la volonté de gain de productivité au nom d'un écologisme plus fantasmatique que scientifiques nous serions bien avisé d'y renoncer à moins de vouloir le retour des famines.

 

C'est d'autant plus vrai que l'amélioration de l'automatisation pourrait résoudre en partie dans les années qui viennent les problèmes de manque de main-d’œuvre dans ce secteur d'activité durement touché par le vieillissement et la dépopulation des campagnes. Si les Français sont moins nombreux à travailler aux récoltes saisonnières, ce n'est pas seulement une histoire de coût du travail et de conditions, même si cela joue bien évidemment, c'est surtout parce qu'on assiste aux effets à long terme de la sous-natalité. Et pour de nombreuses raisons, l'immigration n'est qu'une mauvaise idée pour résoudre le problème. Cette contrainte de la baisse de la population active obligera d'ailleurs certainement à un besoin d'augmenter la taille moyenne des exploitations agricoles pour rendre possible des investissements massifs en termes d'automatisation. Cela va à l'encontre de l'image d'une agriculture plus proche de la nature, mais ce qui compte au fond c'est d'arriver à ménager un prix raisonnable pour le producteur et le consommateur, le tout sans nuire à l'environnement. Nous n'y arriverons pas en faisant sans cesse appel à notre imaginaire de paysan traditionnel, plutôt qu'à la raison.

 

 

Nourrir la nation ou se spécialiser à l'international ?

 

Commençons par un constat, la France n'est pas un pays surpeuplé. On pourrait même dire l'inverse. La stagnation démographique du pays depuis plus de deux siècles a fait de la France un pays à densité de population relativement basse si on compare avec d'autres nations. L'Allemagne par exemple a une densité de population de 236 hab/km² contre 107 pour la France. On ne parlera pas de pays encore plus extrêmes comme le Japon ou les Pays-Bas, ces derniers étant pourtant un gros exportateur agricole. Bref, le discours sur une France surpeuplée qu'on peut entendre parfois n'a aucun sens. C'est encore plus vrai si l'on regarde la couverture de forêt du pays. Nous n'en avions jamais eu autant avec un tiers du territoire recouvert. La France bénéficie en plus de territoires d'outremer qui peuvent produire aussi des fruits, et légumes exotiques, ne poussant pas facilement sous nos latitudes.

 

Il n'y a donc aucune raison pratique pour que la France devienne comme elle le devient petit à petit un pays importateur de nourriture. Nous ne reviendrons pas sur la principale cause explicitée précédemment. Mais en supposant que le pays redevienne indépendant et ne soit plus sous la mainmise de l'UE, quel choix devrions-nous faire à long terme ? Nous avons deux possibilités avec des conséquences très grandes sur l'organisation agricole à terme. D'un côté nous pouvons continuer le choix « libéral » de la spécialisation dans l'économie mondiale en faisant de la production agricole française une agriculture spécialisée dans l'exportation de certaines productions où nous avons des avantages. Ou alors, revenir plutôt à une agriculture d'autosuffisance visant d'abord à nourrir les Français. Le second choix implique probablement des prix un peu plus élevés, mais a l'immense avantage de mieux nous mettre à l’abri des catastrophes à l'étranger et des variations des marchés mondiaux.

 

C'est bien évidemment de la seconde suggestion que nous parlerons maintenant. La France pourrait assez facilement pourvoir à tous ses besoins. Un coup d’œil au tableau suivant montre que la France fournit déjà plus que ce qu'elle consomme en théorie. Mais beaucoup de notre production est exportée et par ailleurs nous importons aussi beaucoup. Il s'agit là des effets étranges de la dérégulation commerciale des années 70-80. Le marché raisonne désormais à l'échelle européenne et mondiale. Or dans ces cas-là, les vendeurs vendent là où c'est le plus rentable pour eux. Je rappelle toujours cette anecdote historique très importante de la grande famine en Irlande. La Grande-Bretagne pouvait nourrir la population, mais elle a laissé le marché s'autoréguler en produisant la plus grande famine que l’Europe ait connue au 19e. Elle conduisit ainsi au dépeuplement de l'île. Il en va de même ici. Si demain les prix sont beaucoup plus élevés en Chine qu'en France pour le blé, le lait et d'autres produits, les producteurs n'hésiteront pas longtemps à vider les stocks français pour alimenter l'empire du Milieu. Une partie de l'inflation alimentaire en France a probablement été produite par ce phénomène d'ailleurs. Qui dit prix mondiaux, dit déconnexion entre le marché local, ses besoins et la production. On peut dès lors connaître les effets de la pauvreté dans l'abondance pour reprendre l'expression de Keynes. Un pays peut produire largement plus qu'il ne consomme et voir pourtant sa population mourir de faim.

 

 

Il est important de comprendre que la dépendance au marché mondial ne découle pas seulement des importations, mais aussi des exportations. Il s'agit d'une dépendance au niveau de la formation des prix résultant de la suppression des frontières voulue par l'idéologie néolibérale depuis les années 70 qui a pris des dimensions absurdes dans le domaine agricole. Si nous voulons avoir de nouveau une agriculture nationale, il ne faudra pas seulement limiter les importations, mais aussi les exportations de telle façon que le marché redevienne national et que les prix soient adaptés aux besoins du pays. Certaines activités comme la production de vin s'en trouveraient réduites fortement puisque les Français en boivent beaucoup moins pendant que d'autres devraient s’accroître en fonction de la consommation nationale. Je pense qu'une bonne part du mal-être des agriculteurs vient de cette déconnexion entre la production et la consommation produite par la globalisation.

 

Ajoutons à cette nécessité de limiter aussi les exportations, un besoin d'autonomie en matière de production d’intrants chimique. En effet si la France peut produire beaucoup en matière agricole, elle s'est rendu dépendante d'engrais chimiques et de pesticides qui eux sont souvent importés ou produit à partir de produits importés. En particulier les hydrocarbures qui rentrent dans la composition de bon nombre de produits chimiques. On l'a vu depuis la rupture avec la Russie, nous avons un grave problème de dépendance aux importations d'engrais. Vouloir une plus grande souveraineté en matière de production agricole réclame donc aussi une réflexion sur nos capacités à substituer par des produits français les importations de matières premières nécessaires à la production agricole. C'est ici que les écologistes raisonnables pourraient faire valoir leurs arguments. Comment se passer d'engrais chimiques et de pesticides importés ? Ou comment les substituer ?

 

On le voit, la question agricole est complexe, mais elle est aussi le produit de choix de fond. Pour l'instant, la France et ses « élites » se laissent flotter sur les eaux du calcul égoïste à court terme. Mais les dégâts de la logique du laissez-faire commencent à se faire sentir. Le temps est revenu pour l'action collective et la stratégie nationale même si beaucoup ne s'en sont pas encore aperçus. Je plaide à titre personnel pour une stratégie d'autosuffisance alimentaire. D'une part parce qu'à long terme c'est beaucoup plus sûr que de dépendre des aléas des marchés mondiaux. Ensuite parce que je pense que cela correspondra beaucoup mieux aux aspirations réelles des Français en matière agricole. Nous ne reviendrons pas à l'agriculture de nos glorieux ancêtres, mais nous n’aspirons pas non plus à manger des steaks imprimés en 3D. Si nous ne voulons pas que d'autres nous imposent par l'intermédiaire des marchés internationaux dérégulés leurs propres choix, il nous faut réhabiliter les frontières et l'action collective. En un sens la problématique de l'agriculture c'est la problématique générale de la civilisation dans laquelle nous voulons vivre. Et c'est bien naturel en fin de compte puisque c'est cette activité qui lui donna naissance.

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