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2 février 2024 5 02 /02 /février /2024 15:39

 

J'ai fini récemment le nouveau livre d'Emmanuel Todd. Je ne pouvais pas éviter d'en parler plus en profondeur. Étant un ancien lecteur de Todd, je ne pouvais pas passer à côté. Je ne vais pas étaler longuement les états de service d'Emmanuel Todd. Son succès médiatique est né de la prévision qu'il avait faite dans les années 70 du futur effondrement de l'URSS. À l'époque dans son livre « La chute finale », il s'était servi de la hausse de la mortalité infantile pour décrire l'URSS comme étant un régime politique en perdition. L'originalité des travaux d'Emmanuel Todd vient de sa capacité à utiliser des indicateurs non conventionnels pour décrire les situations des nations. Je m'inspire moi-même souvent de sa méthode et je lui dois beaucoup sur le plan intellectuel même si je ne suis pas toujours d'accord avec ses conclusions. Il y a d'ailleurs un autre auteur français qui s'inspire à mon avis beaucoup d'Emmanuel Todd et de sa méthode en la poussant encore à un niveau plus élevé, c'est Jérôme Fourquet, dont les livres pullulent de données pour décrire la réalité sous plusieurs angles. Les deux auteurs sont amis d'ailleurs autant que je sache même s'ils ne sont pas de la même génération.

 

Emmanuel Todd a aussi rendu populaires l'école historique des annales et les analyses de son professeur récemment décédé Emmanuel Leroy Ladurie. Il a construit une étonnante analyse liant structures familiales et comportement politique des populations. Pour schématiser, les populations ont une préférence de méthode de gouvernement et d'idéologie qui est en rapport avec la façon dont les familles fonctionnent. Des familles autoritaires et inégalitaires auront tendance à produire des nations où le tempérament politique est plutôt autoritaire à l'image de l'Allemagne ou du Japon par exemple. À l'inverse les familles à tendance plus libérale produiront des sociétés où l'idéologie libérale prendra corps. Cette façon de voir le monde lui a été en quelque sorte inspirée par l'idéologie communiste qui s'était répandue sur les territoires de familles communautaires comme la Russie et la Chine. En combinant évolution du niveau éducatif et structure familiale, Todd est arrivé à produire un schéma explicatif du comportement des nations tout à fait convaincant.

 

 

La défaite de l'occident

 

Ce petit préambule visait à recadrer les travaux de Todd. Il s'agit d'un résumé très succinct. Si vous ne l'avez jamais lu, je conseillerais surtout pour commencer « L'invention de l'Europe », « L'illusion économique » et « Après l'empire ». Je dis cela parce que l'une des critiques principales que l'on pourrait faire de son dernier livre est qu'il est assez succinct sur les outils intellectuels sur lesquels Todd s’appuie dans son analyse. Je pense que quelqu'un qui ne connaît pas son œuvre aura un peu de mal à trouver convaincants les arguments, ou à comprendre certains propos. Quoi qu'il en soit, commençons donc à parler du livre.

 

Les premiers chapitres sont à mon sens les plus solides. Et ils avaient besoin d'être solides parce qu'ils s'attaquent de front à l'idéologie dominante dans nos médias. Celles d'une Russie affreusement arriérée, pauvre, dictatoriale et en plein effondrement. On notera d'ailleurs que la page Wikipédia d'Emmanuel Todd a été modifiée par les idéologues du site puisque Todd est maintenant dépeint comme un propagandiste poutinien. Pour ceux qui douteraient encore de l'indépendance de Wikipédia, voilà encore une preuve du peu de sérieux du site en particulier sur les questions d'actualité. Évidemment tout ceci est ridicule. Todd s'appuie, comme je l'ai fait moi-même récemment dans mes deux textes consacrés à la Russie, sur des données réelles. Todd ne parle pas le russe, et il n'est pas allé récemment en Russie autant que je sache. Cependant en regardant les statistiques, ce que ne font jamais ni les journalistes ni les hommes politiques, on voit rapidement que la Russie sous Poutine a amélioré sa situation globale. Todd fait ce constat de manière implacable que ce soit au niveau de la mortalité infantile ou de l'espérance de vie, tout va beaucoup mieux en Russie aujourd'hui que sous Eltsine.

 

Sur le plan politique, Todd marque bien la préférence russe pour l'autorité et le collectif. Une marque héritée de la structure familiale communautaire. Il s'agit d'une différence de tempérament collectif. La Russie ne sera jamais libérale parce que ce n'est pas dans sa nature. Pas plus que la France ne peut réellement produire de régime autoritaire même si ses élites en rêvent. Todd appelle ici, comme il le fait depuis longtemps, à accepter les différences nationales. Notre aveuglement occidental qui pense le monde comme un truc uniforme peuplé d'homo economicus ne tient pas à l'analyse réelle des comportements nationaux. Mais nous y reviendrons lorsque nous parlerons de la dernière partie du livre. Après la Russie Todd analyse aussi rapidement la situation ukrainienne. Je dois dire que c'est la partie du livre que j'ai préféré. Ne connaissant guère ce pays à part sur les questions historiques un peu grossières comme l'origine de la Rus' de Kiev et l'occupation polonaise et lituanienne. Todd rentre ici dans la problématique d'un pays partagé en trois grandes parties sur le plan des structures familiales.

 

Une fragmentation familiale qui a entraîné une partition des comportements politiques et des rapports avec l'extérieur. En un sens, l'Ukraine rappelle un peu la France qui elle aussi a une grande fragmentation sur le plan familial entre familles nucléaires égalitaires centrées sur le bassin parisien et la famille souche qui est plutôt sur la périphérie et en Occitanie. La grande différence entre l'Ukraine et la France est que notre pays a eu pendant longtemps une monarchie forte qui s'est efforcée d'unifier le pays, par la force souvent. Alors que l'Ukraine à cause en partie de sa position géographique s'est retrouvée souvent en guerre et sous occupation de puissances étrangères, ce qui n'a pas vraiment facilité l'unification culturelle, religieuse et linguistique. Todd note également la source de la crise politique de l'Ukraine qu'il pense venir de l'effondrement des élites russophone de l'est du pays. Ces dernières ont été attirées par le développement et la croissance russe. Le fait de partager la même langue a poussé ces populations à aller s'installer en Russie ces vingt dernières années conduisant à l'effacement de l'élite russophone et favorisant ainsi l’extrémisme politique de l'ouest du pays. L'explication est effectivement convaincante.

 

La dernière partie de son livre consacré à l'Europe de l'Est essaie d'expliquer pourquoi la Pologne et les anciens pays du pacte de Varsovie détestent autant la Russie. J'use moi-même souvent de l'explication historique. La Pologne a de quoi en vouloir à la Russie historiquement et ce sont des pays concurrents en matière d'influence sur le monde slave. Mais il n'y a pas que ça. Car comme le souligne effectivement Emmanuel Todd, la Pologne devrait détester encore plus l'Allemagne, ou les reliquats de l'Empire austro-hongrois, si ce n'était qu'une affaire de contentieux historique. Or il y a une animosité spéciale envers la Russie. Todd y voit un effet de revanchisme colonial. Le développement de la Pologne et des pays de l'Est en général, y compris celui de l'Ukraine, doivent beaucoup à l'influence et aux investissements de la Russie. L'Europe de l'Est était en effet très en retard sur le plan économique et éducatif bien avant la première guerre mondiale par rapport à l'ouest. Or c'est sous la direction russe que ces pays vont se moderniser. Du reste, on constate que ce sont les pays qui se sont frontalement opposés à Moscou à l'époque du rideau de fer qui aujourd’hui sont les moins extrémistes vis-à-vis de la Russie à l'image de la Hongrie de Victor Orban. En pensant à la fin du bloc de l'Est comme un système mettant fin à un système colonial, tout devient plus clair. Les rapports entre les pays de l'ancien bloc de l'Est et la Russie sont en quelque sorte les mêmes que ceux entre les pays colonisateurs de l'Europe de l'Ouest et les pays colonisés. On peut même y voir une similitude avec les rapports entre la France avec l'Algérie par exemple. La Hongrie qui a vraiment affronté la Russie pour son indépendance n'a pas le même ressenti par rapport à la Russie. Un peu comme le Vietnam n'a pas le même ressenti vis-à-vis de la France que l'Algérie. Parce que le Vietnam nous a mis dehors, alors que l'indépendance algérienne est beaucoup moins glorieuse. C'est ici une réflexion personnelle.

 

Emmanuel Todd passe ensuite à l'analyse de l'ouest. Il commence par la question de l'UE et de son apparent suicide collectif. Il souligne l'étrange comportement de l'Allemagne qui a accepté de sabrer volontairement son économie par la destruction de Nord Stream. Cet étrange comportement de l'Allemagne est en soi très étrange. En effet depuis la mise en place de l'euro l'Allemagne semblait avoir le vent en poupe. Grâce à l'euro, elle a éliminé ses deux concurrents continentaux sur le plan industriel et économique la France et l'Italie. La réunification lui avait donné l'avantage numérique et l'immigration semble compenser, pour l'instant l'effondrement démographique produit par une sous natalité structurelle. Tout se passait comme si l'Allemagne allait pouvoir enfin réaliser son rêve d'un nouveau Reich avec l'étrange complicité des élites françaises. Mais le conflit en Ukraine a tout mis par terre. Trop dépendante de la Russie sur le plan énergétique. Le pays semble s'être sabordé en participant aux multiples mesures anti-russes. Pourtant rien n'obligeait réellement l'Allemagne à prendre de telles mesures.

 

Si Todd s'appuie un peu sur des explications d'ordre anthropologique, notamment le fait que les familles souches deviennent souvent folles lorsqu'elles sont la puissance dominante, elles préfèrent obéir. Il utilise aussi un argument moins habituel sous sa plume, celui de la domination directe des élites européennes par les services de la NSA et les USA. On pourrait ici facilement objecter que Todd ne fournit aucune preuve directe, et qu'il s'agit un peu de complotisme. Mais n'oublions pas que quelques affaires dont l'espionnage américain permis par le Danemark par exemple est aujourd'hui assez connu. Pour Todd le fait que l'essentiel des richesses des élites européennes soit sur le domaine du dollar et peut-être contrôlé par Washington d'une façon ou d'une autre peut expliquer les comportements antinationaux des élites du continent. On ne saurait lui donner tort à dire vrai. Il y a trop d'incohérences et de comportements étranges en Europe pour qu'il n'y ait pas l'effet d'une corruption extérieure. Ajoutons à cela que nos médias s'acharnent à ne parler que de corruption Chinoise ou russe alors que celle que produit les USA depuis des décennies est pourtant incroyablement plus présente, et visible sur notre sol. Et puis n'est-ce pas étrange que depuis l'affaire de l'opposition de la guerre en Irak de la part de la France nous n'ayons plus que des présidents atlantistes ? Je sais bien qu'il est difficile d'admettre que nous ne sommes qu'une colonie américaine sur le plan politique, mais c'est pourtant ce qui explique le mieux le comportement de nos politiques.

 

Je continuerai dans la seconde partie en parlant des points faibles du livre, les questions économiques.

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commentaires

D
Ca t'interessera peut etre de lire cette critique plutot bien fichue et sourcée :<br /> https://regards.fr/la-defaite-de-loccident-demmanuel-todd-a-lire-ou-pas/<br /> Critique qui critique probablement Todd sur des choses différentes des tiennes, mais qui globalement m'a convaincu d'acheter et de lire le livre.<br /> En dehors du fait que Todd s'égare a plusieurs reprises dans de la psychologie de comptoir (la solitude du chef souche qui lui fait faire n'importe quoi, les géopoliticiens juifs originaires d'Europe de l'Est qui veulent se venger de l'Ukraine, etc), j'ai beaucoup aimé (acheté ce midi et fini en fin de journée).<br /> Comme d'habitude, le demographe-historien est passionnant (les chapitres sur l'Ukraine, la Russie et l'Europe de l'Est sont géniaux.<br /> Le polémiste du contemporain est plus contestable, et comme dans tous ses livres, il torture parfois beaucoup la réalité pour la faire rentrer de force dans ses grilles d'analyses. On prefererait parfois qu'il reconnaisse simplement qu'il ne peut pas tout expliquer!
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Y
Je dirai surtout que Todd donne trop d'importance à certains facteurs lorsqu'il les découvre ou les redécouvre. Après c'est humain comme comportement. Lorsque l'on trouve quelque chose qui explique assez bien certains phénomènes, on a tendance à en faire un usage excessif quand ce n'est pas carrément hors sujet. <br /> <br /> "la solitude du chef souche qui lui fait faire n'importe quoi"<br /> <br /> Je ne suis pas certains que ce soit n'importe quoi. Il est indéniable que le Japon et l'Allemagne ont fait n'importe quoi lorsqu'ils étaient puissant. Et la tendance à l'obéissance sans questionnement est assez caractéristique de ces sociétés, c'est encore plus voyant au Japon d'ailleurs. Ce pays suit les USA comme un toutou même dans une confrontation avec la Chine, ce qui serait totalement suicidaire pour eux économiquement et militairement. Quand on est habitué à obéir et que d'un seul coup on est en haut cela pause effectivement un problème de comportement pour les élites. L'Allemagne redevenu le chef de l'Europe se comporte véritablement comme un dictateur sans vision . Von der Leyen est assez exemplaire de l'action irrationnelle engluée dans l’hubris qui touche les élites "souches" pour reprendre les termes de Todd.
L
" En pensant à la fin du bloc de l'Est comme un système mettant fin à un système colonial, tout devient plus clair. Les rapports entre les pays de l'ancien bloc de l'Est et la Russie sont en quelque sorte les mêmes que ceux entre les pays colonisateurs de l'Europe de l'Ouest et les pays colonisés. On peut même y voir une similitude avec les rapports entre la France avec l'Algérie par exemple. La Hongrie qui a vraiment affronté la Russie pour son indépendance n'a pas le même ressenti par rapport à la Russie. Un peu comme le Vietnam n'a pas le même ressenti vis-à-vis de la France que l'Algérie. Parce que le Vietnam nous a mis dehors, alors que l'indépendance algérienne est beaucoup moins glorieuse. C'est ici une réflexion personnelle."<br /> <br /> Je ne pense pas que cela soit la raison. Les anglais n'ont été mis nulle part dehors réellement de leurs colonies (sauf en Afghanistan mais tout le monde y est passé), ce qui n'a pourtant pas déclenché d'animosité rédhibitoire avec les anciens colonisés. <br /> On ne peut pas non plus reprocher à la Pologne de ne pas avoir affronté durement les russes à maintes reprises tant au dix neuvième siècle (Souvenez-vous de "l'ordre qui régnait à Varsovie") qu'au vingtième (au lendemain de la première guerre mondiale).<br /> Todd lui-même a peut-être donné la clé du mystère de la décolonisation française -beaucoup plus violente que l'anglaise, alors que le colonialisme britannique avait toujours été d'une brutalité sans complexe. C'était je crois dans son "destin des immigrés" et l'on y retrouvait sa fameuse opposition dialectique entre système familiaux (et sociaux par contre-coup) égalitaires et inégalitaires.<br /> Le colonisé sera d'autant plus hostile au colonisateur que celui-ci se réclame d'une culture égalitaire et agit inconsciemment avec le colonisé comme s'il pouvait être son égal, alors qu'il est de fait son inférieur. Au bout du compte cette incompréhension sera prise pour de l'hypocrisie.<br /> Cette ambiguïté n'existait pas dans la colonisation anglaise qui imposait un ordre hiérarchique stricte et clair entre le colonisateur et le colonisé.<br /> Dans le cas du Vietnam il s'agissait d'une culture très ancienne de type patriarcal mais où la femme jouit d'un statut élevé dans le contexte asiatique, peu encline donc à nourrir un complexe vis à vis de la culture française. De là sans doute la facilité avec laquelle elle a passé l'éponge sur ses déboires avec l'ancien colonisateur.<br /> Le moins que l'on puisse dire est que ce socle commun favorable n'existait pas avec l'Algérie...
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Y
Il y a sans doute aussi le fait que l'Algérie était une vraie colonie. Le problème c'est qu'on utilise le même mot colonie pour décrire un ensemble de situations assez disparates en réalité. Peut-on réellement parler de colonie en Inde pour les anglais par exemple? Il y a quelques milliers d'anglais sur un territoire déjà immensément peuplé. C'était plus de la gestion lointaine qu'une véritable colonisation, même chose au Vietnam. Alors qu'en Algérie il y a vraiment eu une présence importante de peuplement.