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5 février 2024 1 05 /02 /février /2024 16:03

 

Nous reprenons donc notre critique du dernier livre d'Emmanuel Todd au moment où il analyse la situation en Grande-Bretagne et rapidement dans le monde scandinave. La partie consacrée à la Grande-Bretagne est en un sens assez triste. On sait combien Emmanuel Todd est attaché à ce pays. Il y a fait une partie de ses études et de sa vie. Son côté atypique vient probablement en grande partie de sa double formation entre la France et la Grande-Bretagne. Il ne faut donc vraiment pas voir ses critiques comme étant nourri par une quelconque anglophobie. Il en va de même d'ailleurs pour les USA ensuite. Il regarde juste froidement les données qu'il utilise et essaie de les interpréter. Todd semble penser que les Anglais ont voté pour le Brexit pour de mauvaises raisons désormais. Essentiellement parce que les choix de la Grande-Bretagne postBrexit semblent assez mauvais. Il faut dire que la Grande-Bretagne n'a pas rompu avec son néolibéralisme traditionnel. Et il n'y a pas vraiment de volonté de réindustrialiser le pays. Les errements politiques des dirigeants britanniques et leur étrange hargne contre la Russie ont convaincu Todd qu'il y a désormais quelque chose de pourri au royaume de James Bond.

 

Todd fait notamment cette remarque statistique invraisemblable, en 2019, la probabilité qu'un jeune anglais blanc puisse faire des études supérieures était de 33%, alors qu'elle était de 49%pour les noirs, et de 55% pour les asiatiques. Il note que les élites anglaises sont en fait de moins en moins anglaises. Il met cela sur le compte de l'effondrement éducatif allié à l'effondrement de la croyance religieuse protestante qui jouait un rôle dans les efforts pour l'instruction. On pourrait y rajouter une xénophilie des élites qui n'est probablement pas étrangère non plus à cette situation. Autre marque de l'effondrement anglais, ils rétrécissent. On sait depuis longtemps qu'il y a une corrélation très forte entre la nutrition et la taille. Ce n'est pas un hasard si la taille moyenne de la population a augmenté dans les années d'après-guerre. On peut donc effectivement conclure que, sauf exception particulière, la baisse de la taille des enfants n'est pas un très bon signe sur l'état de santé de la population et son accès à la nutrition. Cependant, il faut faire attention avec ces données. Le Japon par exemple connaît aussi une baisse de la taille de sa population. Les Japonais les plus grands sont nés entre 1975 et 1980. Depuis, leur taille diminue légèrement. Mais ce n'est pas lié à un problème d'accès à la nourriture, mais plutôt aux pratiques médicales, les médecins japonais limitant très fortement la prise de poids des femmes enceintes au Japon. L'obsession de ne pas grossir aussi joue probablement aussi, les Japonais sont un des rares pays développés à échapper à l'augmentation de l'obésité. Il se peut que ce comportement ait joué sur la taille de la population. On le voit bien dans cet exemple, le lien avec la situation économique n'est pas automatique si je puis dire.

 

Pour Emmanuel Todd cet effondrement anglais est lié à la situation religieuse. Le Thatchérisme était en quelque sorte l'émanation de ce nihilisme produit par l'effondrement religieux. Il fallait prendre au mot la dame de fer lorsqu'elle disait que la société n'existe pas. On pourrait ici contredire Todd en disant simplement que les couches sociales aisées ont pris tout le pouvoir et que tout ceci n'a pas grand-chose à avoir avec l'effondrement religieux. Todd lui-même parle ensuite des pays scandinaves pour montrer dans leur caractère belliqueux récent la marque de ce nihilisme. Mais les pays scandinaves n'ont pas été touchés comme la Grande-Bretagne par un effondrement du système de santé ou du système éducatif comme Todd le dit lui-même d'ailleurs. À titre personnel je pense que l'influence des USA joue aussi son rôle dans le comportement de la Suède et du Danemark sur le plan géopolitique. Il n'est même pas sûr que ces pays aient une réelle politique indépendante. Y voir les effets de l'effondrement de la religion me paraît tiré par les cheveux.

 

L'empire américain et son effondrement

 

Nous venons maintenant au cœur du livre même si la partie précédente sert d'assise à la logique d'Emmanuel Todd. Les USA sont la nation du protestantisme et c'est ce protestantisme qui a nourri leur dynamique historique en matière d'alphabétisation précoce. Emmanuel Todd le rappelle même si c'est un fait assez connu. On pourrait d'ailleurs rajouter que c'est aussi ce protestantisme qui a nourri leur démographie. On l'a un peu oublié, mais les USA ont eu une natalité bien plus forte que l'Europe à la même période. Les Américains faisaient encore plus de 3 enfants par femme à la fin des années 60, la France du baby-boom c'était 2,6. On met souvent la dynamique démographique des USA sur le dos de l'immigration, mais en réalité c'est surtout la forte fécondité qui a créé leur dynamique. Une forte fécondité qui rendait d'ailleurs beaucoup plus facile l'assimilation des immigrés européens qui avaient souvent moins d'enfants que les locaux. Mais j'avais déjà parlé longuement de tout ceci dans mon texte consacré à la situation démographique américaine.

 

Pour Todd l'effondrement du protestantisme aux USA est marqué par le fait que les dirigeants du pays ne sont même plus de culture protestante. Le comportement erratique des USA, extrêmement belliqueux et en même temps incohérents, vient de la perte de valeur collective cimentant les élites. Le côté irrationnel est effectivement voyant en terme géopolitique. Les USA n'avaient par exemple absolument aucun intérêt à se mettre la Russie sur le dos. Bien au contraire, une Russie dépendante de l'Allemagne et donc des USA aurait été bien plus intéressante pour eux. Surtout pour faire face à l'immense Chine puis à la montée de l'Inde ensuite. Au lieu d'amadouer les Russes, les dirigeants américains les ont jetés dans les bras de la première puissance industrielle de la planète. Il faut bien comprendre qu'au-delà de la question de la démocratie, des libertés et de toutes ses fariboles dont on abreuve les médias, ce sont surtout les intérêts matériels des nations et des élites des nations qui structurent normalement les politiques étrangères. Il est effectivement très curieux de voir les dirigeants américains favoriser leur principal concurrent pour des questions pour lesquelles ils n'ont jamais eu d'intérêt réel dans le passé. Qui peut réellement croire que les USA se battent pour la démocratie ? Soyons sérieux, on parle d'un pays qui a fait bombarder et mis sous blocus des nations qui avaient eu le malheur de mal voter. On pensera au Chili par exemple. Les USA ont toujours agi dans leurs intérêts à plus ou moins court terme. Même si ce n'était pas toujours de façon très intelligente, il est vrai. Mais là on peut être d'accord avec Todd sur le fait qu'il y a une bizarrerie dans leur comportement anti-russe.

 

Alors le nihilisme peut être une explication. Mais on peut aussi se poser des questions quant à la structure du pouvoir aux USA. Y a-t-il vraiment un pilote dans l'avion ? La grande séparation des pouvoirs et la multitude de structures de pouvoir en concurrence les unes avec les autres pourraient aussi expliquer en partie les comportements étranges et contre-productifs de ce pays. On l'a vu avec l'élection de Trump. Le président et son équipe sont loin d'avoir les rênes sur ce qui se passe au niveau des actions générales entreprises par les USA. On se souvient du discours d'Eisenhower sur le complexe militaro-industriel américain qui risquait de prendre le pouvoir. Les USA sont le pays de l'individualisme, mais aussi des communautés. C'est-à-dire des groupes fermés qui agissent comme des entités indépendantes par rapport à la société. On pourrait voir dans la cacophonie géopolitique américaine le fruit pourri de ce communautarisme et de cette façon d'organiser la société, chaque groupe agissant dans son intérêt sans penser à l'ensemble de l'intérêt national. Ce n'est pas forcément plus rassurant que l'hypothèse Toddienne d'un nihilisme autodestructeur pour être honnête.

 

L'économie US

 

Nous arrivons au point faible de son essai à mes yeux, le volet économique. Je vais commencer par dire que je suis globalement d'accord avec la thèse de Todd sur l'effondrement de la puissance économique américaine. Ce n'est pas sur les conclusions que je vais être en désaccord, mais surtout avec la méthode qu'il emploie. En fait, la partie consacrée à l'économie américaine est assez courte alors qu'elle est d'importance sur la fin du livre et sur les réflexions de Todd. Je m'avance peut-être, mais j'ai l'impression qu'il a négligé cette partie du livre parce qu'il avait déjà fait des analyses plus poussées dans ses œuvres précédentes. « Après l'Empire » et surtout « L'illusion économique » sont indubitablement supérieures sur cette question et je vous renvoie à ces deux livres pour compléter l'analyse plus superficielle que Todd fait dans celui-ci.

 

Pour résumer, les USA sont une puissance qui consomme plus qu'elle ne produit. Une nation qui n'arrive plus à produire et qui dépend toujours plus des importations pour fonctionner. Le PIB américain est en quelque sorte fictif, bidon. Et si Todd parle de l'effondrement du protestantisme pour expliquer en partie cette réalité, ainsi que de l'effondrement éducatif, les jeunes Américains se détournant largement des sciences. Il rappelle tout de même le rôle joué par le dollar. Je pense d'ailleurs qu'il se met dans ce livre à sous-estimer les effets de la monnaie en général sur l'économie. On l'a pourtant vu avec la France qui voit sa balance commerciale s'effondrer depuis la mise en place de l'euro. La corrélation est extrêmement forte. C'est la même chose pour les USA. Est-ce que les USA auraient aussi mal tourné si le dollar n'avait jamais été la monnaie universelle ? Même avec l'effondrement de la croyance religieuse, je ne pense pas qu'ils auraient pu connaître un tel effondrement industriel. Simplement parce qu'ils n'auraient pas pu importer autant pour compenser. La vie c'est des contraintes. Elles nous embêtent souvent, elles nous limitent, mais elles sont aussi le pouvoir de nous structurer. Elle nous force à agir contre elle en quelque sorte. Les USA ont en quelque sorte une économie malade de ne plus avoir de contraintes. La seule qu'ils ont étant le chiffre du plafond de la dette sans cesse mise à un niveau plus élevé avec le petit jeu de la frayeur du moment. Va-t-on relever le plafond de la dette ? Cela occupe les médias, mais il n'y a en réalité jamais de suspens sur la conclusion.

 

À mon sens Todd a sous-estimé dans son livre le poids des politiques macroéconomiques sur la société en général et peut-être surestimé les effets socioculturels et anthropologiques. Pour revenir sur la question du PIB, Todd se perd dans une tentative un peu maladroite pour essayer de mesurer la réalité du PIB américain. Je pense qu'il aurait plutôt dû s'appuyer comme il l'avait fait autrefois sur les PIB exprimés en parité de pouvoir d'achat. Une méthode qui a déjà le mérite de prendre en compte le coût de la vie locale et l'inflation. Je vous renvoie à mon texte sur l'illusion économique américaine sur ces questions. Comparer des nations entre elles avec des instruments comme le PIB est très difficile. Il vaut mieux s'appuyer comme on le faisait autrefois sur les capacités de production. C'est ce que fait succinctement Todd d'ailleurs. Sans entrer dans une relation de prédation comme le fait Todd, on pourrait décrire le modèle américain comme la conclusion d'un comportement macroéconomique étatique en contradiction avec son modèle pratique. En gros, les USA ont voulu à partir des années 70-80 devenir néolibéraux et détruire toutes les frontières commerciales et financières. Mais ils n'ont pas voulu les conséquences de ce modèle à savoir la hausse du chômage et l'appauvrissement d'une partie croissante du pays. Ils ont donc continué à faire des relances de type keynésiennes de l'époque fordiste qui l'avait précédé.

 

L'abscence des USA sur le Podium des producteurs de machines-outils en dit long sur la réalité de leur économie.

 

Ils ont gardé la maxime de Keynes qui disait qu'il valait mieux payer les gens à creuser des trous et à les reboucher plutôt que de laisser la dépression et le chômage s'installer. Mais dans le modèle keynésien, l'économie était relativement fermée. L'argent injecté pour consommer par les creuseurs de trou faisait donc tourner la machine économique et évitait la dépression. Mais les USA ont abandonné les frontières avec le néolibéralisme. L'argent qu'ils injectent fait donc toujours bosser les creuseurs de trous,les services divers, les activités superfétatoires des youtubeurs aux coachs en tout genre, en passant par les services de santé beaucoup trop chers, mais ils produisent aussi des importations de plus en plus massives. Comme Todd l'avait bien compris et expliqué dans Après l'Empire, les USA sont devenus l'état keynésien de la planète entière. Et la dernière crise l'a confirmé. Le modèle économique américain consiste à créer de la dette ou émettre de la monnaie qui permet de payer des gens dans des métiers superflus, ce qui leur permet ensuite de consommer des objets produits ailleurs. Cela va même plus loin puisque le pays importe maintenant massivement de la population pour gonfler sa consommation et accroître toujours plus artificiellement son PIB.

 

Alors on peut se dire que cela marche, les USA ont de la « croissance ». Mais sur le plan interne, on voit les problèmes s'accumuler, et pas seulement sur le plan macroéconomique. Les bullshit job de David Graeber ont des effets sur la psyché de la population qui a du mal à trouver du sens à ce qu'elle fait et pour cause. L'explosion de l'usage de la drogue ne doit pas être totalement étrangère à ce phénomène. Mais surtout ce n'est pas tenable. Le reste du monde ne va pas éternellement payer pour ce modèle aberrant et le rôle du dollar pourrait être remis en question dans les années qui viennent. Mettant ainsi ce modèle absurde face à ses contradictions.

 

Nous aborderons les conclusions de Todd dans une troisième et dernière partie consacrée à ce livre.

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