S'il est un point commun à toutes les écoles libérales c'est bien l'idée que la concurrence est en soi une bonne chose. La concurrence serait en tout temps en tout moment le meilleur moyen de lutter contre les rentes de situations et contre l’apathie créative. Elle stimulerait toujours l'innovation, la créativité et le génie humain. En général, les gens qui pensent cela sont sincères et nous sortent les vieux comparatifs anachroniques entre l'URSS et le système capitaliste. Quelques imbéciles compareront Cuba avec le Japon par exemple oubliant que Cuba est sous embargo depuis 1962 ce qui ne facilita pas vraiment le développement du pays, quel que soit le système économique en place. L'obsession pour la concurrence est en grande partie le fruit de l'influence de la pensée darwinienne aux 19 siècles qui a révolutionné notre façon de voir la vie sur terre et son évolution. Cependant, Darwin parlait dans un cadre particulier qui était celui de l'évolution biologique, et il ne s'agissait en réalité que d'une partie de la réalité de cette dernière. Même dans la nature, la compétition n'est pas le seul mécanisme qui fait fonctionner les biotopes loin de là. Les symbioses et les coopérations sont nombreuses dans la nature et bon nombre de choses sont difficiles à expliquer uniquement par le mécanisme de la sélection naturelle.
Quoiqu'il en soit l'influence de Darwin sur les théories économiques libérales est indéniable, même s'il n'avait probablement pas lui-même adhéré à ces visions. Si les libéraux ne sont pas forcément d'accord entre eux suivant les écoles pour le rôle de l'état vis-à-vis du marché, ils sont en revanche tous plus ou moins convaincus que la concurrence est toujours bonne. La grande divergence se fait sur l'idée que le marché puisse parfois avoir besoin d'une intervention extérieure pour maintenir l'état de concurrence. Pour l'école néoclassique ou néolibérale, le marché doit être toujours laissé à lui-même. L'état devant être réduit à ses fonctions régaliennes minimales. C'est l'école de l'ordolibéralisme qui nous vient d'Allemagne qui va vouloir imposer une intervention étatique pour maintenir une concurrence « artificielle ». En effet, l'idée est que le marché, laissé à lui-même, finit par concentrer les activités. Et plus une entreprise est grosse, plus elle fait d'économie d'échelle ce qui lui permet à terme d'écraser la concurrence. Donc le marché ne s'autorégule pas en réalité, mais bien souvent il finit par créer de véritables monopoles privés ou des cartels. Ce qui revient au même, car dans les deux cas l'évolution des prix n'est plus le produit du rapport entre l'offre et la demande. Je rappelle que dans la théorie libérale un marché n'existe que s'il y a atomicité des acteurs. C'est-à-dire qu'aucun acteur n'est assez gros pour manipuler le marché. Pour les ordo libéraux, il faut donc réguler le marché, non dans le sens keynésien où l'offre et la demande doivent être régulées, mais dans le sens du maintien de la concurrence en limitant la concentration des activités.
Cette idée a été déjà appliquée notamment aux USA à l'époque de Roosevelt avec les lois antitrust qui visaient quelque chose de similaire même si ce n'était pas basé sur les thèses ordolibérales. Malheureusement si ces lois existent toujours, elles sont rarement employées en particulier parce que les monopoles ou les cartels privés ont du poids sur les hommes politiques. On retrouve le même type de pensé dans la construction européenne qui a été largement influencée par l'ordolibéralisme germanique. La volonté de casser tous les monopoles vient de là, la SNCF étant la dernière victime en date de cette idéologie après EDF. En France après guerre, nous avons choisi un système d'économie mixte qui séparait bien les activités privées des activités publiques. Les gens du Conseil national de la résistance avaient bien compris que certaines activités essentielles ne pouvaient être efficaces si elles étaient soumises à la concurrence. C'était le cas en particulier du secteur de l'énergie et du train. La France a alors organisé sa société sur l'idée que les secteurs où la concurrence était possible devaient y être soumis, pendant que les monopoles naturels étaient mis sous la tutelle de l'état. C'était une vision complètement différente de l'ordolibéralisme qui veut construire des marchés artificiels partout même là où c'est inefficace. Les monopoles publics n'étaient pas libres de faire ce qu'ils voulaient puisqu'ils étaient soumis justement à l'état et donc in fine au citoyen-contribuable. Avouons que le système français des monopoles publics fonctionnait très bien jusqu'à ce que la construction européenne et ses délires ordo-libéraux s'en mêlent. Il n'y avait pas de théorie complexe à sa constitution, mais simplement des idées basées sur l'observation du comportement économique réel. Et c'est probablement pour ça que cela a si bien fonctionné jusqu'au désastre actuel.
La concurrence est un luxe coûteux
Il ne s'agit pas ici de dire que la concurrence ne peut pas avoir d'effet bénéfique. Il est évident qu'un monopole privé ou un cartel crée des problèmes. Le rapport de force faisant que le monopole ou le cartel impose les prix qu'il veut à ses clients qui n'ont pas le choix de toute manière. Dans le cadre d'un monopole public, l'état s'il abuse des prix pourrait être puni par les citoyens aux élections s'il y en a. Cela permet d'imaginer une pression populaire face aux éventuels abus d'un monopole public. N'oublions pas non plus qu'une entreprise publique n'ayant pas pour but de faire du profit aura moins à cœur suivant ses traditions à fournir des tarifs excessifs. Mais dans le cadre privé, la pression du marché peut effectivement avoir des effets importants de limitation. Cependant, il faut bien comprendre que les raisonnements libéraux sur la concurrence sont hérités d'une période historique où les entreprises étaient effectivement petites et le niveau technique général faible. Que ce soit à l'époque d'Adam Smith ou de David Ricardo, la production d'alors ne nécessitait pas d'immenses organisations complexes et le marché pouvait être une réalité puisque les entreprises pouvaient être très nombreuses à se les partager. Mais l'industrialisation et le progrès technique sont passés par là entre temps.
Dès 1967 l'économiste John Kenneth Galbraith écrit son livre « Le nouvel état industriel » dans lequel il montre la disparition de fait de la concurrence dans bon nombre de secteurs à cause de la concentration des entreprises. Mais cette concentration qui est dommageable puisqu'elle produit des monopoles et des cartels est aussi un atout technique, car elle permet une plus grande efficacité par la mécanique des économies d'échelle et de la montée en gamme technologique. Plus les productions sont d'un niveau technique élevé, plus elles nécessitent un large nombre de compétences et de techniques, produisant des entreprises géantes. Ce processus rend les marchés de moins en moins concurrentiels par nature. Le progrès technique est donc une machine à détruire le marché et à concentrer les activités pour des raisons d'efficacités. L'on pourrait dire ici que cette question est anachronique puisque la globalisation en élargissant le marché à l'échelle planétaire a permis la cohabitation à de nombreuses entreprises d'activités techniques complexes grâce à la taille du marché mondial. De plus, les entreprises d'aujourd'hui font beaucoup appel à l'externalisation qui limite leur inflation organisationnelle. Sauf qu'en réalité l'externalisation ne produit pas de concurrence bien souvent les sous-traitants n'ayant qu'un ou deux gros clients ce qui les met à la merci de ces derniers. Ensuite, la globalisation si elle a au départ produit une augmentation de la concurrence a petit à petit créé des géants d'échelle planétaire. Des géants qui n'ont même plus d'état pouvant limiter leurs appétits à cause justement des mécanismes de la globalisation.
On ne s'étendra pas ici aussi sur les problèmes de concurrence entre nation et sur le fait que certaines ont aujourd'hui des monopoles sur des secteurs clefs de l'économie mondiale comme on le voit sur la question du gallium avec la Chine. Bref, la concurrence aujourd'hui est en réalité dans bien des secteurs plus un fantasme qu'autre chose, nos sociétés doivent gérer une collection d'entreprises monopolistiques ou de cartel suivant les secteurs. Mais cette question ne semble pas vraiment poser de problème à l'UE qui ne s'intéresse réellement qu'aux monopoles qui ne sont pas privés. Du reste, est-ce que ces monopoles paralysent l'innovation ? Pas vraiment, la Corée du Sud qui est le pays des monopoles privés par excellence reste un pays très innovant et un pôle important de la recherche mondiale. L’innovation et la créativité tiennent plus à la mentalité de la population et à son niveau d'instruction que de l'organisation économique est qui est très largement surestimé pour ces questions. Du reste dans nombre de secteurs, la concurrence peut également faire grimper les prix, car elle a un coût. Par exemple, les mutuelles en France ont des frais de gestion six fois plus élevés que la sécurité sociale. La multiplication d'acteurs sur un marché réduit mécaniquement les effets d'économie d'échelle et donc augmente le coût unitaire des services ou des biens produits. Et je ne parlerais pas du coût du marketing et des multiples coûts engendrés par le simple fait qu'il y a différents acteurs sur un même marché.
Bref si la concurrence peut avoir quelques qualités il ne faut pas en faire un remède miracle à tous les problèmes de nos sociétés et de nos économies. Le marché européen de l'électricité a au moins eu le mérite de montrer les limites des raisonnements libéraux en pratique. Malheureusement pour nous le logiciel ordo-libéral est littéralement incrusté dans la structure même de la construction européenne. L'UE étant en effet la seule structure politique du monde à avoir une politique économique intégré dans sa constitution. Le seul exemple historique précédent étant l'URSS qui n'a pas très bien fini comme vous le savez.